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Vous connaissez probablement le best-seller La vie secrète des arbres, l’ouvrage du garde forestier allemand, Peter Wohlleben. Peut-être même l’avez-vous lu, comme l’ont fait de nombreuses personnes partout à travers le monde. L’idée principale développée par Wohlleben est que les arbres sont des organismes bien plus complexes que nous l’imaginions, capables de décoder leur environnement et de communiquer les uns avec les autres.
C’est un concept dorénavant bien accepté par les chercheurs du domaine forestier qui y voient d’ailleurs de nouvelles perspectives à exploiter, comme le démontrent d’ailleurs le nombre de parutions sur le sujet, année après année.
Mais la plupart des chercheurs et des scientifiques spécialistes de la forêt restent plutôt sur leur faim avec l’ouvrage de Peter Wohlleben. L’auteur y va de plusieurs interprétations personnelles non vérifiées scientifiquement, dans le but de susciter l’admiration face à la vie des arbres. Son affirmation la plus controversée stipule que les forêts naturelles sont « bonnes » parce que les arbres s’y entraident pour assurer la croissance et la survie de tous les individus, alors que les plantations réalisées par les hommes, en revanche, sont « mauvaises », car les arbres y sont en compétition et sont privés des bienfaits de la « communauté sociale » réservée aux individus des forêts naturelles. Cette affirmation n’est pas basée sur des données scientifiques. Elle a pourtant des implications importantes sur nos modes de gestion des forêts. C’est pourquoi dans cet article, nous tenterons de jeter un regard plus scientifique sur « la vie secrète des arbres ».
La présence des arbres sur terre remonte à plus de 350 millions d’années. Ils y sont tellement bien adaptés que les forêts recouvrent aujourd’hui presque toutes les surfaces terrestres de la planète, sauf les régions où le climat est trop sec, trop chaud ou trop froid pour permettre leur croissance. Plus encore, cette présence est largement diversifiée dans les écosystèmes naturels : on peut retrouver jusqu’à 300 espèces différentes par hectare dans certaines forêts tropicales, alors que dans le sud de l’Ontario, on en recense rarement plus de 20 espèces par hectare.
Les plantes et les arbres, contrairement aux animaux, ne peuvent pas se déplacer pour se protéger ou se nourrir et doivent donc faire avec les ressources disponibles dans leur environnement immédiat. Imaginez quelques secondes : que feriez-vous si vous deviez vous contenter de ce qui vous entoure pour toute la durée de votre vie? Devant cette contrainte, les arbres ont développé toute une variété de stratégies pour maximiser leurs chances de survie. Et ces stratégies raffinées au cours de centaines de millions d’années commencent à peine à être découvertes par les chercheurs. Ce sont ces phénomènes d’adaptation qui fascinent Peter Wohlleben et interpellent les chercheurs. C’est pourquoi nous passerons en revue certains de ces mécanismes que les arbres ont développés afin de croître et survivre dans cette nature contraignante, qui est aussi partagée, faut-il le rappeler, par les animaux et les humains.
Concurrence, facilitation, adaptation et communication chez les arbres
La vie est loin d’être un long fleuve tranquille et nous devons tous rivaliser avec nos pairs pour tirer notre épingle du jeu. Mais nous avons aussi la capacité de s’entraider et nous le faisons, de manière volontaire ou pas. Ce type de relation concurrentielle existe aussi chez les plantes qui recherchent la lumière nécessaire à la photosynthèse. À cet égard, les grands arbres détiennent un avantage indéniable sur leurs congénères plus petits. Néanmoins, la plupart des espèces vivant dans des environnements avec peu de lumière ont développé tout un éventail de mécanismes d’adaptation. Ces arbres produisent de larges feuilles minces, appelées feuilles d’ombre, qui réalisent la photosynthèse avec peu de lumière ou adaptent leur mécanisme photosynthétique pour capturer les brefs rayons de lumière. Autre exemple, les branches des arbres vivant dans des lieux ombragés s’allongent à l’horizontal pour capter plus de lumière.
D’autres cas d’adaptation se révèlent tout aussi impressionnants, comme lorsque les arbres doivent partager l’eau et les nutriments. Grâce à leurs stratégies, des individus sont devenus plus efficaces à se nourrir dans des milieux où l’eau et les nutriments abondent alors que d’autres se sont adaptés pour devenir aussi efficaces, mais dans des milieux moins riches. Là où l’eau et les nutriments se font plus rares, les plantes ont développé une forme de relation symbiotique avec les champignons – appelée mycorhizes – qui fait que les racines de l’arbre fournissent des sucres aux champignons qui en retour, alimentent l’arbre en eau et en nutriments par l’entremise d’un réseau de filaments (hyphes) répandus dans le sol. Au-delà de ces adaptations, les arbres rivalisent aussi entre eux pour s’accaparer les ressources, comme le fait d’ailleurs tout organisme vivant qui lutte pour sa survie.
Nous découvrons, de plus, que cette compétition est moins forte lorsque les arbres sont entourés d’espèces variées1. Autrement dit, les espèces ont différents besoins qu’elles comblent par différentes stratégies, selon les ressources présentes sur le site où elles se trouvent. Les arbres utilisent donc les ressources disponibles de manière « complémentaire » et de fait, sont moins compétitifs l’un envers l’autre. Par exemple, les systèmes racinaires des arbres n’ont pas tous la même profondeur, ce qui leur permet d’accéder à l’eau et aux nutriments d’une partie spécifique du sol, laissant les autres couches à d’autres individus. D’autres arbres utilisent différentes molécules pour obtenir les mêmes nutriments, comme l’ammonium ou le nitrate. Tout comme les arbres n’ont pas tous la même hauteur et la même tolérance à l’ombre, la lumière qui n’est pas utilisée par les grands demandeurs est captée par les plus petits, plus résistants aux zones d’ombre. Cette utilisation complémentaire des ressources disponibles explique pourquoi tant d’espèces différentes poussent naturellement dans un même endroit. Chaque espèce a aussi un certain niveau de souplesse dans ses capacités à capter les ressources disponibles, mais limitées dans son environnement. S’il y a moins de lumière, les arbres réduiront leur rythme de croissance, produiront des feuilles d’ombres, ou s’étendront de manière latérale plutôt que verticale. S’il y a moins d’eau et de nutriments, ils favoriseront la croissance de racines courtes et fines. Et ils peuvent aussi devenir de grands rivaux face à une rareté soudaine de ressources : de pacifiques qu’ils étaient en temps d’abondance, ils ne se gênent pas de briser la trêve pour combler leurs besoins2.
Nous avons aussi réalisé, récemment, que les arbres sont davantage « sentimentaux » que ce que nous pensions et peuvent recevoir et envoyer des signaux leur permettant d’augmenter leur chance de survie. Ils peuvent alerter leur environnement ou être informés par les autres plantes de la présence d’insectes nuisibles, par exemple. La plupart d’entre elles le font lorsqu’elles sont attaquées, en libérant des terpènes, des tanins et d’autres produits chimiques3 qui seront détectés par les autres plantes qui utiliseront ces signaux pour se préparer face à la menace imminente. Ces produits chimiques peuvent aussi être détectés par les ennemis naturels de ces insectes ravageurs qui iront les attendre sur les arbres ciblés. Également, les arbres peuvent percevoir la proximité génétique des racines voisines et ainsi éviter soigneusement d’y faire courir leurs propres racines pour ne pas compromettre la survie de leur lignée4. De récents travaux ont montré que si les racines ont tendance à s’étendre vers l’eau courante, c’est peut-être parce qu’elles « entendent » le bruit de l’eau qui s’écoule5, mais cette hypothèse nécessite davantage d’investigation pour être confirmée.
D’autres recherches récentes ont également montré que des arbres peuvent s’échanger des ressources directement par les racines et les mycorhizes. Il semble maintenant clair que les racines des arbres voisins et de la même espèce se greffent les unes aux autres pour partager l’eau, les nutriments et les glucides6. Ce processus expliquerait pourquoi les souches d’arbres coupés continuent de croître durant plusieurs années : les racines voisines « connectées » supplémentent le système racinaire de l’arbre abattu. Cependant, ce procédé n’a pas que des vertus : il augmente aussi les risques d’infection par la transmission d’agents pathogènes. Nous savons donc dorénavant que ce réseau d’échanges filamentaire fonctionne pour les individus d’une même ou de différentes espèces7. Autre exemple, certaines espèces se développent davantage sous l’ombre partielle des autres arbres et vice-versa, tirant profit des faiblesses et des forces de chacun. D’autres produisent des agents chimiques qui inhibent la croissance de tous les autres arbres, sauf ceux de leur espèce. Il semble donc qu’au cours de leur longue évolution, les arbres ont su développer des façons d’interagir autrement qu’à travers le seul filtre de la compétition et de la concurrence pour les ressources.
Confinés à l’immobilité, les arbres ont innové pour améliorer leur chance de survie : une même forêt peut être le théâtre de mécanismes de concurrence, d’adaptation, de guerre chimique et de symbiose. Et peu importe qu’ils poussent dans une forêt naturelle ou dans une forêt artificielle, les arbres ont les mêmes capacités d’utiliser ces mécanismes. Par conséquent, il n’y a pas de base scientifique pour différencier les « bonnes» forêts naturelles des
« mauvaises » forêts artificielles, comme le soutient Wohlleben en se basant sur les interactions entre les arbres.
Enfin, certains scientifiques ont affirmé, non sans controverse, que les plantes et les arbres auraient développé une forme d’intelligence maximisant leurs chances de survie. Selon nous, le problème réside sur la définition même de l’intelligence8 : si on estime que les arbres confrontés à des défis et des menaces dans un environnement donné prendront des décisions différentes des autres arbres de la même espèce, oui, on dirait qu’ils sont dotés d’intelligence, comme les humains. Or, ce n’est pas le comportement que l’on observe dans la nature. D’un autre côté, si on estime que l’intelligence des arbres tient à leur capacité de traiter des signaux provenant de leur environnement pour ajuster leur physiologie et leur façon de se développer de manière prévisible, alors oui, ils sont clairement intelligents. Mais comme le sont les moustiques, les vers de terre et votre téléphone intelligent. Quoi qu’il en soit, l’arbre est un organisme extrêmement complexe qui a développé un large bouquet de stratégies sophistiquées pour répondre à ses besoins. Et nous commençons à peine à découvrir et dévoiler ces stratégies incroyables.
Christian Messier, professeur d’écologie forestière UQÀM/UQO, Associé, ECO2URB
Lana Ruddick, éditrice indépendante
Jürgen Bauhus, professeur de sylviculture, Université de Fribourg, Allemagne