Forêts 22 septembre 2014

Exploiter une érablière dans le Maine

 

Des millions de livres de sirop sont produits aux États-Unis, et ce, grâce à l’expertise québécoise.

Une trentaine d’acériculteurs du Québec exploitent une érablière chez nos voisins du Sud, des gens à la fibre entrepreneuriale développée. Comme Rhéaume et Bernard Rodrigue, le père et le fils. Leur érablière compte 80 000 entailles en sol américain. Ainsi, soir et matin, ils doivent montrer patte blanche à la douane de Sainte-Aurélie.

À la frontière entre le nord-ouest du Maine et la Beauce, le potentiel acéricole et forestier est grand, notamment du côté américain. La localisation de ce vaste territoire rend son accès difficile par les États-Unis. Pour s’y rendre, les Américains doivent emprunter des chemins forestiers. Il faut compter 2 h 30 pour arriver à Jackman, la ville américaine la plus près, tandis que du côté québécois, le village de Sainte-Aurélie est situé à cinq minutes du poste frontière. De nombreux entrepreneurs québécois y exploitent ainsi des érablières ou y effectuent des travaux forestiers. C’est le cas des acériculteurs Rhéaume et Bernard Rodrigue, qui louent 80 000 entailles de la compagnie américaine LandVest.

« LandVest est une compagnie privée qui œuvre entre autres à titre de consultant forestier. Nous gérons les actifs forestiers de nos clients; ceux-ci s’attendent à recevoir un retour sur leur investissement par le biais de la location d’entailles et de la coupe de bois », explique Claude Dufour, ingénieure forestière pour LandVest*. L’entreprise administre un territoire de 405 000 hectares en Nouvelle-Angleterre. Mme Dufour a sous sa responsabilité la moitié de cette superficie dans le nord-ouest du Maine (voir la carte). Cette dernière gère les baux des érablières et veille aux respects de normes d’exploitation. En tout, ce sont 30 acériculteurs, dont 29 québécois, qui se partagent 850 000 entailles réparties sur 34 000 ha. « La dimension moyenne des érablières est de 25 000 entailles. Ce nombre peut varier entre 8000 et 80 000 », indique Claude Dufour.

Les acériculteurs québécois exploitant une érablière aux États-Unis ont formé une coopérative : la Coop des producteurs de sucre américain de Dorchester (voir l’encadré : La Coop). Deux ententes lient LandVest aux acériculteurs. D’une part, l’entreprise signe un bail avec la Coop de producteurs et non avec chacun d’entre eux. Le terme du bail, de dix ans, se terminera en avril 2015. Ce bail permet aux acériculteurs de louer un certain nombre d’entailles. Le prix de location, qui augmente de 3 % par année, n’a pas été divulgué pour ne pas nuire aux négociations en cours sur des territoires voisins. D’autre part, LandVest signe un contrat de location avec chaque acériculteur, un « Land use agreement ». Il s’agit d’une superficie d’environ un hectare utilisée pour la cabane et les équipements.

En 2005, une nouvelle philosophie de gestion des forêts et des érablières a été mise en place à la suite du changement de propriétaires de la forêt. L’année suivante, LandVest donnait comme mandat à Claude Dufour d’appliquer de nouvelles normes d’exploitation pour assurer la pérennité des érablières (voir l’encadré : Normes d’exploitation). « Ces nouvelles règles ont chamboulé les façons de faire des acériculteurs. Pour la plupart, le changement a été drastique », se rappelle Claude Dufour. Auparavant, plus il y avait d’entailles, plus c’était payant pour le propriétaire. « Des érables de 15,3 à 17,8 cm (6 à 7 pouces) de diamètre étaient entaillés. Le mot d’ordre était « entaillez tout ce que vous pouvez » », mentionne-t-elle.

Tout érable de 22,9 cm (9 pouces) de diamètre et moins doit être désentaillé. Et dans les nouveaux secteurs, seuls les érables au diamètre de 25,4 cm (10 pouces) et plus peuvent l’être. La transition ne se fait pas sans heurts. À ce moment-là, les Rodrigue développaient un secteur de 4500 entailles. Comme certains arbres n’atteignaient pas le diamètre requis, 450 entailles ont dû être retirées. Les acériculteurs reconnaissent aujourd’hui que ces normes ont été bénéfiques pour leur érablière, la santé des arbres et la productivité : « On détient la preuve qu’après quatre ou cinq ans, on peut changer une érablière. » Dans la région, on obtient en moyenne quatre livres à l’entaille.

Durcissement des règles

Rhéaume Rodrigue a toujours travaillé aux États-Unis; au départ comme entrepreneur forestier puis, en 1988, à titre d’acériculteur avec 14 500 entailles louées. Depuis 1997, son fils s’est associé à lui. L’érablière les occupe maintenant à l’année. Tous deux ont en main des visas de travail – la green card. Ils doivent déclarer chaque mois le nombre d’heures travaillées et respecter une foule de conditions, notamment celles d’investir dans l’économie américaine et de ne commettre aucun délit. Leur visa est renouvelable tous les dix ans.

Mais les règles pour obtenir des visas se sont durcies depuis trois ans. Près des trois quarts des acériculteurs ont obtenu dans les dernières années des visas d’investisseurs renouvelables aux 3 à 5 ans. Nombre d’entre eux se voient actuellement refuser leur renouvellement de visa. Ils font alors des demandes de permis de travail. Ce permis est valide du 1er octobre au 1er juin de l’année suivante. Entre-temps, ils n’ont plus accès à leur érablière. La tension monte, car les acériculteurs québécois sont uniquement propriétaires de leur équipement et pour plusieurs, l’investissement est de taille.

La bataille est hautement politique. Le ralentissement économique et un taux de chômage élevé dans le Maine forcent les politiciens à démontrer qu’ils redoublent d’efforts afin de créer des emplois pour les travailleurs américains. L’ingénieure forestière Claude Dufour ajoute que certaines coupes de bois sont retardées dans le secteur, faute d’autorisations nécessaires pour les travailleurs canadiens.

Les autorités américaines ne comptabilisent pas comme une retombée économique la valeur de la vente de sirop. « Les 850 000 entailles sur le territoire produisent en moyenne 2,5 millions de livres de sirop pour une valeur de 7 millions de dollars », mentionne Rhéaume Rogrigue. À cause de la proximité, il a toujours été plus simple pour les acériculteurs de s’approvisionner au Québec en huile, en propane et en équipements acéricoles. Mais pour montrer leur volonté d’investir dans l’économie américaine, les acériculteurs y effectuent dorénavant leurs achats. Bernard a même ouvert une entreprise de distribution d’équipements acéricoles, Maple Pro, la division américaine des Équipements CDL. « Ainsi, les acériculteurs peuvent acheter leur équipement d’un détaillant américain. Un élément important lors de leur demande de renouvellement de visa », souligne-t-il. Mentionnons que ce dernier était déjà représentant d’équipements acéricoles au Québec.

Mise en marché sans filet de sécurité

« Nous sommes entièrement responsables de notre revenu, il n’y a aucune aide du côté américain », précise Rhéaume Rodrigue. Le père et le fils apprécient toute cette liberté et ils connaissent bien les règles du jeu. « Ici, il n’y a pas de filet de sécurité », lance Rhéaume. La mise en place de l’agence de vente au Québec a eu un impact sur le prix payé aux États-Unis. « Avant, les prix fluctuaient énormément. Les acheteurs américains fixaient leur tarification et ils pouvaient toujours se tourner vers le sirop québécois. Aujourd’hui, notre prix de vente suit celui du Québec. » Les deux producteurs gèrent rigoureusement leur entreprise. « En fin de saison, nous mettons de côté 1 $ par entaille, ce qui nous aide à démarrer l’année suivante sans être trop serrés », précisent-ils.

Car l’obtention de prêts tant du côté des institutions financières canadiennes que de celui des institutions américaines est impossible. « Seuls les équipements nous appartiennent et nous ne possédons pas le fonds de terre », rappelle Rhéaume. À cela s’ajoute maintenant la menace de non-renouvellement de visas. Mais les Rodrigue sont confiants. « Évidemment, notre visa de travail nous permet d’être moins nerveux », soutient Bernard, conscient que la situation est inquiétante pour ceux qui détiennent un visa d’investisseur. Si un acériculteur désire vendre ses équipements et céder sa place à un autre, deux options s’offrent à lui. Puisqu’aucune institution financière ne consentira de prêt, soit l’acheteur potentiel a en main la somme nécessaire, soit le vendeur accepte de devenir le prêteur. C’est pourquoi les membres de la Coop et LandVest doivent être d’accord avec la candidature de tout nouvel acériculteur.

Rhéaume et Bernard Rodrigue se sentent chez eux dans ce coin de forêt de 400 ha : « Nous aurions pu vendre nos équipements et céder notre place il y a quelques années, mais nous avons décidé de rester. » L’incertitude actuelle et le resserrement des règles n’ont pas eu raison de leur optimisme. « Il y a toujours de bons et de moins bons côtés à une situation », souligne Rhéaume. Le potentiel acéricole dans cette région est énorme. On y trouve 60 % de la production de sirop d’érable du Maine. Selon LandVest, des appels d’offres pour le développement d’autres territoires sont sur le point d’être lancés. De quoi rassurer un peu les Rodrigue.

La Coop

La Coop des producteurs de sucre américain de Dorchester regroupe 45 exploitations acéricoles. En fait, tout au long de la frontière, on retrouve des Québécois qui exploitent des érablières. « La Coop s’occupe de tout ce qui est administratif », explique son président, Bernard Rodrigue. En plus des baux d’entailles, plusieurs acériculteurs font appel à des travailleurs saisonniers. Ces derniers doivent obtenir des permis de travail; c’est la Coop qui effectue les demandes.

Normes d’exploitation chez LandVest

Le diamètre minimal (mesuré à hauteur de poitrine) pour entailler de nouveaux érables est de 24,5 cm (10 pouces). Pour les érables déjà entaillés, LandVest accepte un diamètre de 22,9 cm (9 pouces). Le nombre d’entailles par érable est d’une pour des diamètres de 22,9 à 40,4 cm (9 à 15,9 pouces), de deux pour des diamètres de 40,6 à 60,7 cm (16 à 23,9 pouces) et de trois pour les érables de 61 cm (24 pouces) et plus.
Le désentaillage doit se faire au plus tard le 30 juin, sinon des pénalités s’appliquent (coût par entaille). On tolère d’une à deux entailles par ligne de 5/16 laissées comme support.
Les acériculteurs doivent informer LandVest au moment du remplacement des tubulures, et ce, dans le but de planifier une coupe d’assainissement. On exige des chalumeaux de 5/16 ou moins.

Acériculture aux États-Unis

En 2010, on comptait aux États-Unis 9,27 millions d’entailles, un nombre en constante augmentation. Actuellement, la production américaine de sirop d’érable compte pour 16,8 % de la production mondiale, soit 21,56 millions de livres. La Nouvelle-Angleterre, qui regroupe le Vermont, le Maine, le New Hampshire, le Massachusetts et le Connecticut, produit 68 % du sirop d’érable. Le Vermont a conçu 46 % (9,816 millions de livres) du sirop, tandis que le Maine et l’État de New York en ont produit 16 % chacun (3,4 millions d’entailles).

*Claude Dufour travaille depuis pour le Groupe OptiVert inc.