Bovins 4 mai 2023

Agriculteurs à l’étroit

Le nombre d’hectares de terres de bonne qualité pour faire de l’agriculture au Québec représente 2 % de la superficie totale de la province, soit 2,7 millions d’hectares. Ces terres se trouvent de part et d’autre du fleuve Saint-Laurent, là où se concentre la population actuelle et où s’installera celle à venir. Parallèlement, la demande pour de nouveaux logements s’accroît. En effet, 230 000 unités devront être construites au Québec d’ici 2030, selon la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL); 460 000 si on envisage l’horizon 2040. Malgré la volonté du gouvernement de densifier les périmètres urbains, la pression sur les terres disponibles demeure. Au milieu de ce marché en pleine ébullition, on trouve les producteurs agricoles, dont une partie se sent de plus en plus à l’étroit. La Terre est allée à leur rencontre.


Des Gaulois qui tiennent le fort

Vincent Angers Deslauriers, producteur de lait et de veaux laitiers, Belœil

La Ferme Régrain, de Belœil, sur la rive sud de Montréal, ressemble à une espèce en voie de disparition. L’entreprise d’une centaine de vaches ­laitières, qui produit aussi des veaux laitiers croisés boucherie, représente le seul spécimen de sa spécialité présent sur le territoire de la municipalité. Sa production de maïs, de soya et de blé s’étend sur 170 hectares, dont 90 sont en location. 

Ce n’est cependant qu’une question de temps avant que la superficie qu’elle exploite soit amputée. Les terres qu’elle loue se trouvent en zone blanche. « On loue les terres au propriétaire actuel jusqu’à ce que la Ville lui donne l’autorisation de construire », indique Vincent Angers Deslauriers, propriétaire de la Ferme Régrain. « Si je les perds toutes, mes champs vont me permettre d’épandre mon fumier, mais ça va être plus compliqué », admet le producteur qui devra aussi modifier sa rotation de culture. « Le matin où je perds les terres louées, la culture du blé va sauter. Il va nous rester assez de superficies pour nourrir les animaux, mais ça va être limite. » 

La Ferme Régrain est la seule production laitière encore présente à Belœil. Photo : Gracieuseté de Vincent Angers Deslauriers

Enclavé

La mairesse de Belœil, Nadine Viau, souhaite une meilleure cohabitation entre le monde agricole et les citoyens. Photo : Gracieuseté de la Ville de Belœil

La situation de la Ferme Régrain illustre bien l’impact de l’étalement urbain sur la production agricole. L’entreprise se trouve littéralement enclavée entre des quartiers résidentiels et un secteur commercial. « Je vois la Ferme Régrain comme les Gaulois qui tiennent le fort », illustre Nadine Viau, mairesse de Belœil. Les terres que loue Vincent Angers Deslauriers seront développées dans un horizon de 10 ans, reconnaît cependant la mairesse. Une école y sera notamment construite afin de combler les 400 places manquantes dans la municipalité. « C’est un fait que ces terrains sont possédés par des privés qui mettent une énorme pression pour développer leurs espaces », explique Nadine Viau. Ce type de développement tire toutefois à sa fin, promet la mairesse, dont la moitié du territoire se trouve en zone agricole [contre 86 % en moyenne pour les municipalités de la MRC de La Vallée-du-Richelieu]. « Belœil arrive à un seuil de développement où la Ville a atteint le maximum de développement avec les ressources dont elle dispose », explique la nouvelle mairesse. « Si on voulait développer plus, il faudrait investir beaucoup. La Ville devrait engager de nouveaux employés, acheter de nouvelles flottes de véhicules et d’équipements pour soutenir le nouveau développement », analyse l’élue.

La ferme Régrain se trouve littéralement enclavée entre des quartiers résidentiels et un secteur commercial. Photos : Gracieuseté de Vincent Angers Deslauriers

La sensibilité affichée de la mairesse de Belœil pour la réalité du monde agricole soulage Vincent Angers Deslauriers. Un peu. Le producteur aimerait que cette préoccupation percole dans l’ensemble de l’appareil municipal. « Cet automne, on faisait des travaux aux champs et malheureusement, on transportait de la boue dans le chemin », raconte l’agriculteur. « Ça nous a valu les remontrances d’un employé de la Ville qui disait que ça faisait quatre fois qu’il nettoyait la rue parce qu’on la salissait tout le temps », poursuit le producteur, tout en soulignant que ce désagrément aurait pu être évité facilement. « S’il nous avait appelés, on lui aurait dit de ne pas passer avant midi, parce qu’on finissait à midi », explique Vincent Angers Deslauriers, manifestement fatigué par ce genre de situation. « On est toujours pris dans des négociations comme ça », regrette le producteur.  


Des maisons partout

Marc-Antoine Mercier, producteur de bovins, Château-Richer

C’est un peu comme si les terres agricoles de Château-Richer, à l’est de Québec, pouvaient tenir sur un mouchoir de poche. À peine 5 % [23 730 hectares] du territoire de la MRC de La Côte-de-Beaupré, où se trouve la municipalité, possède une vocation agricole. C’est moins que les 23 % [12 382 hectares] que possède la Ville de Québec, et à peine plus que les 4 % [2 046 hectares] qu’on retrouve à Montréal. 

Une partie des terres agricoles de Château-Richer appartiennent à des travailleurs qui voyagent matin et soir entre le village et Québec. Des terres acquises ou léguées qui ne servent pas nécessairement à l’agriculture. 

À peine 5 % du territoire de la MRC de La Côte-de-Beaupré, où se trouve la ferme de Marc-Antoine Mercier, est à vocation agricole. Photo : Gracieuseté de Marc-Antoine Mercier

Dépendre des autres

La ferme de Marc-Antoine Mercier et de sa conjointe Annie-Pier Paradis élève des bœufs Hereford pur-sang. Photo : Gracieuseté de Marc-Antoine Mercier

Marc-Antoine Mercier possède l’élevage de bovins Hereford pur-sang Le Château-Clos avec sa conjointe Annie-Pier Paradis. Pour lui et sa conjointe, l’étalement urbain, c’est comme une épée de Damoclès suspendue en permanence au-dessus de leurs têtes. « On possède nos animaux et notre machinerie, mais on n’a aucune terre à nous », signale Marc-Antoine Mercier. Le producteur de bœuf s’estime néanmoins chanceux. Une partie des terres qu’il cultive appartiennent à son père, sa mère et à un oncle. Le reste se trouve sous la propriété de voisins. Sa capacité de poursuivre ses activités dépend donc presque entièrement de la bonne volonté de ses locateurs. Même si, pour le moment, tout se passe assez bien, ce mode d’opération vient avec un certain nombre d’inconvénients. « Je venais de semer une prairie pour le foin, raconte Marc-Antoine Mercier. Lorsqu’il pleuvait, le propriétaire du lot préférait passer dans le champ plutôt que dans le chemin. Ça fait qu’il a tout saccagé mes semis », regrette le producteur. Avec les dégâts vient aussi une part d’inconfort. « Tu as beau exposer ton problème au propriétaire, il reste qu’il est chez lui. Tu n’as pas d’autre choix que d’être gentil avec lui », dit-il. 

Les effets de la dépendance aux locateurs de terres vont plus loin, estime par ailleurs Marc-Antoine Mercier. « Certaines terres ont besoin d’être drainées, dit-il. Ce sont des travaux qui coûtent très cher. Comment tu fais pour investir de pareils montants quand tu n’as pas de bail, que tu n’as aucune garantie que tu pourras continuer à cultiver l’année prochaine ou dans deux ans? La Financière agricole ne te prête pas d’argent dans ces conditions. » 

Des terres sans vocation

Marc-Antoine Mercier reconnaît les craintes que lui inspire l’étalement urbain. « Il y a énormément d’intérêts qui ont un avantage à faire du développement sur les terres agricoles », déplore le propriétaire d’une cinquantaine de vaches. « C’est dommage parce qu’il ne nous en reste pas beaucoup, des superficies », dit-il, tout en observant que de nombreux champs ne sont pas cultivés. « Ici, à Château-Richer, beaucoup de terres ont été transmises de père en fils. Dans certains cas, ça fait déjà deux générations qu’il n’y a plus d’agriculture dessus », déplore le producteur, qui signale qu’à peine 4 % des superficies de sa région appartiennent à des agriculteurs. « Le 96 % des gens qui possèdent ces terres-là, ils s’en servent pour quoi? » demande Marc-Antoine Mercier, qui répond lui-même à sa question. « Bien souvent, c’est pour habiter là et pour se divertir. »  


Producteur agricole : suspect numéro un

Geneviève Bérubé, Ferme Hélène et Maurice Bérubé, Cap-Santé

Pour Geneviève Bérubé et son conjoint Frédéric Matte, de la Ferme Hélène et Maurice Bérubé, de Cap-Santé, dans la Capitale-Nationale, grossir le cheptel présente un certain risque. La productrice se rappelle un passé pas si ­lointain où l’augmentation du nombre d’animaux créait un certain émoi chez ses concitoyens.

« Mon père était producteur laitier. Il est passé à la production de veaux de lait autour de 1993 », raconte l’agricultrice. « Au début, on ne possédait que 100 veaux. Ça ne paraissait pas trop », se souvient-elle. « On s’est mis à grossir en même temps qu’on développait un quartier résidentiel en plein milieu du rang. À un moment donné, on était à 250 veaux et on a doublé le nombre de têtes à 500. Là, on a senti beaucoup de pression », reconnaît Geneviève Bérubé. 

La pression dont parle la productrice de veaux a pris des formes variées, dont la propagation de rumeurs et les traditionnelles plaintes au conseil municipal et au ministère de l’Environnement. « On a dû construire un autre bâtiment lorsqu’on est passé à 500 têtes.

Là, ça jasait. Certains disaient qu’on développait un élevage de cochons. Je me souviens que mon père a même reçu la visite de la télévision », raconte l’agricultrice, qui prend maintenant ces événements avec le sourire. 

La nouvelle génération de résidents qui vivent à proximité de la ferme semble plus sensible à la réalité du monde agricole, selon Geneviève Bérubé. Sur la photo, Geneviève Bérubé et son conjoint, Frédéric Matte. Photo : Gracieuseté de Geneviève Bérubé

Une nouvelle génération plus sensible

Geneviève Bérubé reconnaît que la situation est beaucoup plus paisible aujourd’hui. D’abord parce que la production animale a beaucoup diminué dans son coin de pays. « Je ne sais pas s’il reste cinq éleveurs d’animaux dans le village », dit-elle. Aussi, parce que les nouveaux résidents semblent plus conscients de la vocation agricole de l’endroit où ils s’installent. « Je sens qu’ils comprennent plus la réalité du monde agricole et je les sens heureux d’habiter à cet endroit », observe celle qui produit 450 veaux de lait en moyenne par année. Un autre fait, plus sociologique celui-là, explique peut-être aussi cette tolérance nouvelle de ses voisins immédiats. « Ce sont des gens que je connais, avec qui je suis allée à l’école. Leurs enfants et les miens sont amis », souligne-t-elle.

Le troupeau de la Ferme Hélène et Maurice Bérubé, de Cap-Santé, produit 500 veaux de lait en moyenne par année. Photo : Gracieuseté de Geneviève Bérubé

Un tout petit caillou dans la chaussure

Tout n’est cependant pas parfait. L’étalement urbain ajoute au nombre de voisins. Certains d’entre eux semblent confondre les terres agricoles avec leur arrière-cour. « Les gens qui s’installent viennent pour profiter de la campagne », explique Geneviève Bérubé. « Ce qui est un peu agaçant, c’est qu’ils viennent sur nos terres sans demander la permission », poursuit l’entrepreneure. « À un moment donné, je suis en train de travailler sur ma terre, je lève la tête et je vois un monsieur qui avait décidé que sa trail pour faire son jogging était chez moi », illustre l’agricultrice. « Il y a une question d’assurance, là-dedans. Si quelqu’un se blesse sur nos terres, on pourrait être tenu responsables », souligne l’éleveuse, qui précise par ailleurs qu’elle serait heureuse d’autoriser le ­passage sur ses terres si les gens prenaient la peine de demander la permission.