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Alors que la spéculation sur les terrains et les changements climatiques font pression sur l’agriculture, la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA) fête ses 45 ans. Depuis son adoption en 1978, cette loi visant à protéger la vocation de la zone agricole en une base territoriale partout au Québec, a opéré un véritable changement de paradigme. Reconnaissant la valeur inestimable des terres et de leur vocation agricole, la loi agit comme chien de garde pour les préserver.
Cette loi avant-gardiste et résolument moderne est certainement le legs le plus important du ministre de l’Agriculture de l’époque, Jean Garon, qui souhaitait alors contrer la diminution des terres arables au Québec causée par le développement urbain des années 1960 et 1970. Durant cette période, la superficie totale des terres agricoles avait chuté du tiers, principalement dans les basses-terres du Saint-Laurent et de l’Outaouais. En cause, la déstructuration des fermes, l’urbanisation, la spéculation foncière et l’aliénation à des non-résidents.
« En 1958, lors de la construction du pont Champlain, il y avait des champs partout sur la Rive-Sud, se remémore Jérémie Letellier, agriculteur propriétaire de la Ferme Letellier à Saint-Cyprien-de-Napierville et président de la Fédération de l’UPA de la Montérégie depuis 2020. Ça demeure un développement typiquement nord-américain où les centres urbains se développent à partir de l’autoroute, et non du centre-ville. Quand on fait ça, ce sont le plus souvent nos terres agricoles qui sont grugées. »
Oppositions récurrentes
Si le ministre Garon, fort de l’appui de l’UPA, avait réussi à obtenir le consensus nécessaire auprès du Conseil des ministres pour instaurer la nouvelle loi, il a aussi rencontré des oppositions, notamment de la part des promoteurs immobiliers et des municipalités. Une confrontation toujours actuelle, alors que l’urbanisation catalysée par des facteurs tels que la crise du logement et l’augmentation de la population continue de faire pression sur les terres agricoles. Les terres situées en périphérie des agglomérations de Montréal et de Québec sont parmi les plus vulnérables et pourtant, ce sont les terres classées parmi les plus fertiles au Québec.
Les histoires de cas sont classiques et se répètent sans cesse. « Le plus flagrant, c’est l’entreprise qui veut s’installer en territoire agricole. Elle promet des jobs qui vont apporter prospérité à la région, explique le président de la Fédération de l’UPA de la Montérégie. Un à un, ses représentants ont convaincu le maire, le conseil municipal, ainsi que la MRC, des bienfaits du projet, puis le producteur agricole de vendre sa terre. L’histoire est sensiblement la même avec les promoteurs immobiliers. »
Contrôler la zone agricole
La LPTAA tente de contrôler la situation, par tous les moyens, mais la loi a établi une « zone agricole » où la construction de résidences et de commerces est réglementée. Chaque requête de dézonage ou de modification d’usage doit être présentée devant la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ), un organisme indépendant et spécialisé créé par la LPTAA, qui l’évalue à l’aide d’une série de critères précis. Si la Commission doit démontrer qu’elle vise à protéger les terres agricoles, elle doit parfois minimiser les retombées négatives des nouvelles implantations.
La CPTAQ est chargée d’appliquer la loi, mais elle n’est pas infaillible, comme l’ont exposé les travaux de la commission Pronovost sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire au Québec en 2007-2008, en soulevant que « plus de 4 000 hectares de terres agricoles disparaissent chaque année au Québec, happés par l’urbanisation ». Le taux d’autorisation moyen des demandes soumises à la Commission est de 74 %, ce qui témoigne de la pression faite sur le territoire agricole.
L’objectif poursuivi : conserver la capacité nourricière
Selon les données, la superficie de la zone agricole est restée stable au Québec depuis les 30 dernières années. Or, certaines régions agricoles ont connu d’importantes modifications au zonage, tandis que des zones agricoles ont été ajoutées dans des régions périphériques.
L’analyse fine des superficies perdues utilisées désormais pour des usages autres qu’agricoles démontre plutôt un déficit de la zone agricole de plus de 57 513 hectares, depuis 1998. Il faut ajouter à ce triste bilan les 60 823 hectares (MELCCFP, 2019) de terres agricoles qui sont en friche. Le portrait final des pertes de terres agricoles se situerait donc à 118 336 hectares, l’équivalent du territoire composé des îles de Montréal et de Laval, et d’une grande partie de la Rive-Sud de Montréal, soit des villes de La Prairie, Brossard, Longueuil et Boucherville. Le constat est clair : il faut éviter à tout prix de détourner des sols agricoles de leur vocation première.
Zones conflictuelles
La situation est beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît. Les conflits se multiplient lorsqu’on ajoute dans l’équation les autres activités; pensons aux usages et aux enjeux de cohabitation par exemple. Le maintien d’activités agricoles situées à côté de zones non agricoles, l’encadrement jugé souvent excessif des activités agricoles, les interventions réglementaires par les municipalités et plusieurs autres facteurs menacent la productivité du territoire agricole et forestier.
De plus, les lois et règlements provenant de divers ministères et paliers gouvernementaux (villes, MRC, etc.) s’ajoutent et viennent complexifier et limiter les activités agricoles. Un exemple simple est l’encadrement en agroenvironnement. L’agriculture est une activité qui est particulièrement encadrée comparativement à plusieurs autres secteurs économiques : on dénombre quelque 23 législations et réglementations environnementales qui s’y appliquent directement. Cela exclut toutes les autres mesures législatives ou réglementaires pouvant s’appliquer aussi sur le territoire et sur les activités agricoles. La LPTAA doit faire en sorte que le droit de pratiquer l’agriculture et des activités agricoles en zone agricole soit davantage protégé par la loi elle-même.
Renforcer la LPTAA
Au-delà des modifications apportées à la zone agricole, il faut comprendre que la capacité nourricière, elle, a diminué. Le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, André Lamontagne, l’a lui-même reconnu lors du lancement des consultations nationales 2023-2024 pour moderniser la LPTAA. Les Québécois de tous les horizons ont été invités à faire parvenir des mémoires au gouvernement. Le rapport de la consultation nationale devrait paraître au printemps 2024.
L’UPA n’a pas ménagé ses efforts pour démontrer que la zone agricole perdait l’équivalent de 12 terrains de football par jour, et ce, depuis 25 ans. L’Union s’attend à ce que le projet de loi, qui sera déposé après les consultations publiques, redirige ses efforts vers la réalisation d’un projet de société fondé sur le renforcement de l’autonomie alimentaire du Québec.
Est-il utile de rappeler qu’au Québec, moins de 4 % du territoire est réservé à l’agriculture et moins de la moitié de cette superficie est en culture en raison de nombreux obstacles tels que des lacs, des cours d’eau, des milieux humides, des boisés, des surfaces rocheuses, des sablières, des lignes de transport d’électricité, et autres?
Aujourd’hui, le Québec présente une faible superficie de terres en culture par habitant, soit seulement 0,24 ha par habitant, un ratio 15 fois inférieur à l’Alberta, 6 fois moindre que la moyenne canadienne, 5 fois moindre qu’aux États-Unis et 2 fois moindre qu’en France.
Spéculations sur l’héritage collectif
M. Letellier remarque à juste titre qu’on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Bien que le pays soit stable et en paix aujourd’hui, aucune nation n’est à l’abri de voir son destin basculer dans une crise politique ou climatique. « La capacité de la terre à nous nourrir est une notion fragile, et comme on l’a vu avec l’Ukraine, la fermeture des frontières, le manque de grains et le manque d’eau, ça peut rapidement devenir critique. »
Le difficile accès à la terre
S’il faut protéger les terres agricoles, encore faut-il pouvoir y avoir accès. La valeur moyenne des terres agricoles a explosé, rendant l’achat très difficile. Si le prix moyen d’un acre était de 56 $ en 1923 (soit 22,66 $/ha), il faut prévoir en moyenne 16 627 $/ha en 2021. C’est l’un des angles morts de la LPTAA et ce n’est pas dans le mandat de la CPTAQ. « C’est un gros problème, dit Jérémie Letellier. Il n’y a pas de solution facile; c’est un ensemble de moyens qui pourra faire la différence. Parmi les solutions, il y a de revoir la fiscalité municipale, d’encourager par diverses mesures la vente de terres agricoles à des entreprises de la relève agricole, l’imposition d’une taxation dissuasive pour éviter l’enfrichement et soutenir la remise en culture des terres. Il faudra aussi régler le problème des spéculateurs qui laissent les terres en friche en pensant que ça va faciliter le dézonage. »
En attendant, le monde agricole s’est déjà doté de nouveaux outils comme la Fiducie d’utilité sociale agricole (FUSA). Mais pour Jérémie Letellier, la solution passe par un changement de mentalité qui concerne tous les acteurs de la société.
« Quand je pense à tout ce qui a été perdu durant les 100 dernières années, ça me dit qu’il faut travailler davantage et envisager les choses à très long terme. On ne peut pas continuer à dilapider ces terres riches là. On doit neutraliser ce réflexe permettant de se tourner vers des terres agricoles quand on a besoin d’un terrain. »
On oublie trop souvent que l’agriculture joue un rôle fondamental au sein de notre société. Non seulement est-elle un pilier pour assurer notre autonomie alimentaire, mais elle participe grandement à la vitalité socioéconomique de plusieurs collectivités rurales, sans oublier ses nombreuses retombées, qu’elles soient sur les plans social, économique ou environnemental.