Vie rurale 21 décembre 2022

La porte des lutins

Le vieux menuisier fait tourner entre ses mains un petit soldat de bois. « C’est toi qui as fait cela? » demande-t-il avec hargne à un jeune garçon occupé à balayer l’atelier.

— Oui, m’sieur Pépère, répond ce dernier, surpris de la colère de son patron.

— Et tu pensais le vendre? Tu fabriques des jouets avec mon bois, mes outils et tu penses empocher le profit? 

— Non, m’sieur, se défend le garçon. C’était pour vous convaincre de me prendre comme apprenti.

— Mensonges! Sors d’ici, voleur! s’écrit Pépère.

Déconcerté, le jeune garçon dépose son balai et se dirige vers la porte. « Vous êtes un homme méchant », dit-il, refoulant quelques sanglots. 

— Je sais, répond le menuisier.

Profitant de la porte ouverte, un homme vêtu d’un manteau sombre fait quelques pas dans la boutique. Il parcourt les rangées emplies de camions et de pantins. « Vos jouets ne se vendent pas très bien », dit-il avec un sourire carnassier.

— Ce sont de très bons jouets et je ne les vends pas à n’importe quel prix, voilà tout, riposte l’artisan.

— Vous ne les vendrez pas cette année. Vous serez bientôt obligé de fermer boutique. Je m’appelle Lucien Loubier et je suis un homme d’affaires. Prenez ce chèque. J’achète tout votre inventaire.

Pépère regarde le chiffre inscrit sur le bout de papier. Il ne représente que la moitié de la valeur de ses jouets. « Sortez d’ici », dit-il en poussant l’homme d’affaires vers la porte. 

La nuit suivante, Pépère est réveillé par des chuchotements qui proviennent de son atelier. Prudemment, il sort de son lit et s’étire le cou par la porte. Il n’arrive pas à en croire ses yeux : une vingtaine de petits êtres barbus, hauts comme trois pommes, vont et viennent par une trappe de plomberie. Ils s’emparent de son bois, sa laine et sa peinture. 

« Qu’est-ce que ces petits bonshommes? Que viennent-ils faire chez moi? » s’interroge-t-il. 

Armé d’un pied-de-biche, le vieil homme sort de sa chambre et allume le plafonnier. Tout autour de lui, les lutins surpris restent sans bouger dans l’établi et sur les étagères. « Je vous tiens, espèce de petits voleurs, s’exclame Pépère. Vous allez me rendre tout ce que vous m’avez volé. »

Un lutin s’avance lentement. « Je me présente : Barnabé. Je vous prie de nous excuser pour ces méfaits, dit-il. Mais mes compagnons et moi manquons terriblement de matériaux. Le père Noël est gravement malade. Et on doit fabriquer encore beaucoup de jouets d’ici Noël. »

— Le père Noël est malade? Parfait, cela fait un compétiteur de moins. Maintenant, sortez d’ici.

Médusés par tant de méchanceté, les lutins se résignent à rapporter toute la marchandise. Dès que le dernier referme la trappe derrière lui, Pépère y plante un gros clou. « Ils ne reviendront plus! » 

Les yeux de Pépère se durcissent lorsqu’il aperçoit Léonard Loubier pousser la porte de sa boutique. Sans attendre, l’homme d’affaires dépose une liasse d’argent sur le comptoir. « Je peux te débarrasser de tout son inventaire en un rien de temps. Il suffit d’accepter ces billets », dit-il.

Pépère avale bruyamment. Noël approche et il se sait au bord de la faillite. Lentement, il compte les billets, puis les fourre dans une de ses poches. « Bonne décision, dit Loubier. Mes hommes viendront chercher les jouets demain à la première heure. »

Le vieux menuisier ne répond pas. Le visage fermé, il regarde son visiteur quitter sa boutique. Une grande tristesse s’empare de lui. Puis, il sourit. « Tant pis pour toi, Loubier », se dit-il en se précipitant vers la porte des lutins. 

— Ohé, il y a quelqu’un? souffle-t-il dans la trappe. Aucune réponse ne vient. Il répète sa question. Toujours rien. Son plan ne fonctionnera peut-être pas. Pour la première fois de sa vie, Pépère ressent un réel besoin de sentir quelqu’un le prendre dans ses bras. Il se sent si seul.

— Que peut-on faire pour toi? dit une voix.

Le vieil homme lève la tête. « Barnabé! J’ai une idée! Partons d’ici avec tous mes jouets. Je les donne au père Noël! S’il n’y en a pas assez, j’ai tout cet argent pour en fabriquer encore d’autres », explique-t-il en sortant les billets de Loubier. 

Barnabé ne réfléchit pas longtemps. À son signal, une foule de lutins surgit dans la boutique pour repartir avec les voitures, les oursons, les pantins, les trains et les soldats de bois. Une fois la boutique vidée, Barnabé invite Pépère à le suivre. « Comment vais-je faire? Je ne passe pas par cette porte! » rétorque le vieil homme.

— Tu peux te faire tout petit si tu laisses ta vanité derrière toi, dit le lutin

— Mais comment fait-on? rétorque Pépère, démuni.  

Soudain, on cogne à la porte de la boutique. C’est Léonard Loubier! Paniqué, Pépère se jette à quatre pattes, mais il se bute toujours au mur de briques. Il se sent perdu. « Je suis un homme égoïste et avare. Je veux qu’on me pardonne. »

« Bienvenue au royaume du père Noël, Pépère », lui dit Barnabé. « Viens maintenant, nous n’avons plus beaucoup de temps. »

Pendant trois jours et trois nuits, Pépère travaille d’arrache-pied. Plusieurs enfants ont reçu, à ce Noël-là et plusieurs autres ensuite, des jouets signés du vieux menuisier.

Quand il mourut, Pépère fut enterré avec ses pinceaux et ses ciseaux à bois. Et son ancien apprenti, que le vieil homme avait invité à venir le rejoindre au Pôle Nord, déposa sur lui un petit soldat de bois.


Ce texte a été publié dans le cadre de notre cahier spécial Temps des Fêtes, publié le 21 décembre 2022.


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