Transformation 25 octobre 2023

Elle met en conserve les surplus de récolte et… l’héritage des femmes

NAPIERVILLE – Désirant valoriser les surplus d’asperges, Marie-Ève Dupont a lancé un commerce en 2019, qui a ensuite pris une tournure fort originale. Elle confectionne aujourd’hui 5 000 pots de marinade par année mettant en valeur différents légumes des agriculteurs de sa région ainsi que les recettes de femmes de chaque village de sa MRC.

« C’est parti avec une recette de bouillon d’asperge. Ensuite, j’ai commencé des marinade, mais je savais bien que ce n’était pas moi, Marie-Ève, 34 ans, qui ferais les meilleures marinades. Il y a des femmes dans chaque village qui sont bien plus hot. C’est là que j’ai eu l’idée de rendre hommage à leurs recettes et d’aller aux sources, d’indiquer d’où ça vient, pour transmettre l’héritage culinaire », explique la propriétaire de l’entreprise de transformation Le Marinier. Elle est aussi copropriétaire avec Sébastien Bertrand de la Ferme Bertrand, qui se spécialise en production d’asperges et de sirop d’érable, en Montérégie. 

En entrant dans sa boutique, on remarque le décor à l’ancienne et des dizaines de pots de marinade présentés ici et là, dont certains affichent la photo des personnes qui en sont les auteurs. C’est le cas de la recette de Ketchup au blé d’Inde de feu Aline Lécuyer Thibert, une résidente du village de Saint-Édouard.

 Oignons, céleri, poivron rouge, un peu de curcuma, le tout dans un sirop juste bien épicé. C’est un excellent ketchup et un legs incroyable. Ce n’est pas juste une marinade, ce n’est pas juste un goût, mais une émotion associée aux festivités, car la famille l’utilisait lors de leurs rassemblements. Ils avaient l’habitude d’organiser des barbecues entre eux et sortaient toujours ce ketchup.

Marie-Ève Dupont

Par contre, certaines femmes qui ont partagé leurs recettes ont désiré demeurer anonymes, par discrétion. C’est le cas de cette curieuse recette de Salade d’hiver, transmise de mère en fille par une famille de Saint-Jacques-le-Mineur et qui met en vedette un mélange de choux, de tomates vertes, de poivrons rouges et d’oignons, notamment.

La plupart des recettes sont personnifiées. Ici, le Ketchup au blé d’Inde d’Aline Lécuyer Thibert, de Saint-Édouard. Ce concept de recette du terroir pourrait être exporté à d’autres régions du Québec, fait remarquer Marie-Ève Dupont. Photo : Martin Ménard/TCN

De l’artisanal au commercial

Adapter les recettes familiales dans un procédé commercial a exigé tout un travail, atteste l’entrepreneure, qui a suivi une formation sur la mise en conserve industrielle et artisanale à l’Institut de technologie agroalimentaire du Québec. Par exemple, le pH de chaque recette et même celui de chaque lot doivent être mesurés pour s’assurer qu’il est en bas de 4,6, soit un niveau d’acidité qui empêche le développement bactériologique. L’autre défi a consisté à traduire les mesures parfois approximatives de ces recettes, qui proviennent souvent d’une autre époque. « Dans quelques-unes des recettes, le mot “panier” revenait souvent; par exemple, deux paniers d’oignon. Mais qu’est-ce que pouvaient bien être ces fameux paniers? J’ai appris que les femmes décrochaient leur panier du plafond ou du mur avant d’aller chercher leurs fruits ou légumes au jardin. Elles avaient leurs paniers spécifiques, souvent tressés à la main, et c’était leur indication pour les mesures! Ce fut un très grand travail de trouver comment quantifier ces fameux paniers en grammes », indique Mme Dupont. 

Les sacrifices

Fait particulier : la boutique, qui a pignon sur rue à Napierville, est aménagée dans la maison même de Marie-Ève Dupont, une maison ancestrale qui appartenait à son grand-père. Elle a ainsi sacrifié son salon et sa salle à manger pour y placer ses présentoirs. 

Son commerce en démarrage n’avait pas non plus les moyens de se payer une cuisine commerciale. C’est donc sa cuisine personnelle, approuvée par le ministère de l’Agriculture, qui sert à la conception de ses produits. L’autre sacrifice de cette mère de trois enfants, c’est le temps. « Quand je réussis à faire 100  pots dans la journée, c’est que j’ai commencé à 7 h et que j’ai fini à 1 h du matin. Avec 5 000 pots par année, j’ai atteint le maximum de mes capacités personnelles et celles de ma cuisine. Je travaille pour présenter un projet qui transformerait ma grange en une usine, qui pourrait accroître la capacité de production à 20 000 pots. Avec ce projet, ça passe ou ça casse! » lance-t-elle, en émettant le souhait que son concept d’une marinade par village soit adapté à d’autres régions du Québec et même vendu en épicerie.


L’agriculteur Sébastien Bertrand considère Patricia Leith comme sa deuxième mère. Photo : Martin Ménard/TCN

L’agriculteur Sébastien Bertrand considère Patricia Leith comme sa deuxième mère. Photo : Martin Ménard/TCN

Une tradition de partage

Dans sa vie, l’agricultrice Patricia Leith, d’Hemmingford, a voué une grande importance aux valeurs sociales, elle qui a hébergé des enfants qui n’étaient pas les siens et qui adorait l’esprit de partage des gens de son rang. Sa recette de betteraves marinées, qu’elle a apprise de sa belle-mère, Monica White, est présentement léguée à Marie-Ève Dupont pour son projet de marinades de villages. Patricia Leith raconte avec fierté que, jusqu’à récemment, les femmes de son entourage se retrouvaient pour cuisiner et pour partager la nourriture. Si l’une excellait avec sa recette de cornichons, par exemple, les autres lui apportaient des cornichons et toutes repartaient avec des pots, et vice-versa. « Ça nous a gardées proches, des vieilles familles qui restent ensemble », précise-t-elle. Aujourd’hui, elle transmet ses connaissances à ses petits-enfants en insistant sur ce message : « Avoir assez de nourriture pour partager, c’est ce qui compte! ».