Ce contenu est réservé aux abonné(e)s.
Pour un accès immédiat,
abonnez-vous pour moins de 1 $ par semaine.
S'abonner maintenant
Vous êtes déjà abonné(e) ? Connectez-vous
Le petit garçon est là, comme à l’habitude, assis à quelques pas de moi. Je tente une réparation difficile sur mon vieux tracteur. Les pièces commencent à se faire rares et une deuxième paire de mains ne me serait pas inutile.
Combien as-tu de moutons? demande le garçon.
Tu m’as déjà posé cette question.
C’est la même chose depuis qu’il est apparu sur ma ferme, il y a quelques semaines. Il me pose les mêmes questions sans jamais donner l’impression d’entendre les miennes. Je ne connais pas son nom, ni d’où il vient. Personne ne le connaît dans les parages. Mais je comprends ça. Comme lui, je n’aime pas qu’on s’immisce dans ma vie.
J’ai tout de même appelé un policier que je connais bien, après que le garçon fut apparu la première fois chez moi.
Tu lui as demandé son nom? m’a-t-il demandé.
Oui, mais il n’a pas voulu me répondre. Il n’entend pas quand je lui parle. Personne n’a signalé d’enfant en fugue dans la région?
Non, j’ai vérifié. Mais préviens-moi s’il revient chez toi.
Je le revois tous les jours. Il revient toujours à la même heure. Je ne l’entends jamais arriver, mais je commence à sentir sa présence avant même de le voir. Je lui prépare toujours un bouillon, qu’il avale à petites gorgées, et un pain beurré depuis qu’il m’a demandé quelque chose à manger. Je n’ai jamais rappelé le policier. J’avais trop à faire sur la ferme, à commencer par réparer ce tracteur.
Tu n’as personne pour t’aider?
Je devrais y arriver. J’y parviens toujours.
Pourquoi es-tu seul?
Les hommes sont compliqués. Je préfère vivre sans eux.
***
J’ai eu ma part d’ennuis dans le passé avec les hommes. S’ils viennent chez moi, c’est pour prendre mon argent ou juger ma façon de vivre. Ceux-là, je les appelle « mes allumeurs de réverbères », toujours à vouloir me donner des leçons. Ils me font sentir comme un moins que rien. Je ne me sens pas à ma place dans leur monde. Je préfère rester ici, loin d’eux, avec mes moutons.
Qu’est-ce que l’amour?
Je suis tanné de tes questions.
J’ai connu une fille, il y a longtemps. Elle s’appelait Rosalie. Elle était un peu comme moi, à l’écart du groupe. Elle se disait bien ordinaire en comparaison avec les autres filles. Mais, à mes yeux, elle était la plus belle des femmes. Nous nous donnions rendez-vous, chaque samedi, au restaurant du village voisin. Et puis, un jour, sans raison, elle n’est pas venue. Ni la semaine suivante. Je n’y suis plus jamais retourné.
Le tracteur me donne du fil à retordre. La pièce cassée est trop vieille pour que je puisse espérer en trouver une autre au garage. Le monde est ainsi fait de nos jours. Plus personne ne se donne la peine de fabriquer les choses nécessaires pour réparer ce qui est brisé.
Comment fait-on pour réparer ce qui est cassé dans notre cœur?
Je ne sais pas. On ne m’a jamais appris ça.
C’est pour ça que tu es seul?
Je lâche mes outils et je le regarde droit dans les yeux. En voilà un autre qui veut me donner des leçons de vie. Je me prépare à l’engueuler, mais avant que je ne dise mot, je remarque la grande tristesse qui émane de tout son corps. Avec ses cheveux d’or, il ressemble à un petit prince qui a perdu sa couronne. Que se passe-t-il? que je lui demande.
Je dois partir.
Pourquoi? Partir où? Qu’as-tu fait?
Ne me retiens pas. Ne me cherche pas non plus. Promis?
Pourquoi une telle promesse?
Nous sommes des amis, n’est-ce pas?
Oui, promis.
Il dépose la tasse de bouillon à côté de l’assiette. Il se retourne et se met à marcher sans se retourner. Comme promis, je le regarde sans bouger jusqu’à ce qu’il disparaisse au bout du chemin. Je regarde mes outils et mon tracteur éventré.
Jamais je ne me suis senti aussi seul dans ce désert que j’avais créé autour de moi.
***
La neige se met à tomber dans mes champs. Ce sera Noël dans une semaine. J’ai soudain à l’esprit l’image du sapin illuminé quand j’étais petit. La maison était vide, comme elle l’est encore aujourd’hui, mais j’étais heureux auprès de mes parents.
J’ai alors une idée, un genre d’impulsion. Je ramasse mes clés et je monte dans ma camionnette. Je me rends au village voisin, car à cette heure-ci, les soirs de semaine, notre quincaillerie est fermée. La leur est grande comme un hangar d’aéroport. Trop grande et trop de monde pour moi.
Leurs allées débordent de guirlandes, d’étoiles, de fées des étoiles et de faux sapinage. Je suis étourdi par le trop-plein de lumières colorées et clignotantes. Je soupire de découragement.
Je peux vous aider, monsieur Renard? demande-t-on derrière moi.
Cette voix, je l’ai attendue pendant des années. Je me retourne doucement. Elle est là, devant mes yeux. Rosalie, toujours la plus belle d’entre toutes. Elle est là, avec son dossard de la quincaillerie, assise dans son fauteuil roulant.
Pourquoi ne voulais-tu plus me voir? que je lui demande.
Tu refuses l’aide de tes amis. Comment aurais-je pu demander la tienne? Je me serais sentie comme une épine dans ton pied.
***
Le réveillon bat son plein. Rosalie m’a aidé à décorer la maison. Les amis, d’abord surpris de mon invitation, rient et chantent. Je ne me souviens pas de la dernière fois où j’ai été si heureux. Une pensée traverse mon esprit et me serre le cœur.
Si jamais un petit garçon vient à vous, s’il a les cheveux d’or, s’il ne répond pas quand on l’interroge, s’il aime le bouillon et le pain beurré, soyez gentil. Écrivez-moi vite qu’il est revenu.