Politique 3 janvier 2025

À la découverte des lobbyistes agricoles qui font pression sur le fédéral

Les agriculteurs ne se doutent pas toujours de la partie d’influence politique qui se joue entre les compagnies d’intrants, les associations de producteurs et différents groupes de militants afin d’influencer les dirigeants gouvernementaux dans leurs décisions. 

Vigilance OGM, un groupe de pression québécois contre l’utilisation des organismes génétiquement modifiés (OGM) et des pesticides, a fait l’exercice de calculer le nombre de rencontres entre les politiciens du gouvernement fédéral et le lobby de l’industrie agrochimique. Il s’est attardé au fédéral, car ce sont les ministères et les agences canadiennes qui orientent les politiques et déterminent quels pesticides et quels OGM auront le droit d’être vendus au Canada. 

Thibault Rehn, coordonnateur de Vigilance OGM, donne l’exemple du député libéral Kody Blois, de la Nouvelle-Écosse, qui est président du Comité permanent de l’agriculture et de l’agroalimentaire. « Dans nos recherches sur la fréquence de rencontres des décideurs publics avec des lobbys de l’agrochimie, Kody Blois a rencontré sept fois les grands joueurs que sont Bayer, Syngenta, BASF et Corteva et sept fois Croplife [une association commerciale représentant les fabricants de pesticides et de semences génétiquement modifiés], de même que 33 fois les associations agricoles », énumère-t-il. M. Blois parraine le projet de loi C-359, déposé à Ottawa le 18 octobre 2023, qui veut notamment modifier la Loi sur les semences et la Loi sur les produits antiparasitaires concernant l’enregistrement, l’homologation et l’approbation provisoires des pesticides, entre autres. Ce projet de loi veut notamment accélérer les homologations provisoires. Dans les 90 jours suivant une demande provisoire pour un produit antiparasitaire, si le ministre n’arrive pas à la conclusion que la valeur du produit et les risques sanitaires et environnementaux qu’il présente sont inacceptables, il homologue le produit de manière provisoire, en conformité avec les éventuels règlements.

Un autre député libéral, l’Ontarien Francis Drouin, secrétaire parlementaire du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, a rencontré 23 fois les grands joueurs que sont Bayer, Syngenta, BASF et Corteva, huit fois Croplife, et 42 fois les associations agricoles, toujours selon la compilation de Vigilance OGM.

En faisant une recherche dans le Registre des lobbyistes du gouvernement fédéral, La Terre a pu constater, par exemple, que l’organisme Croplife a bel et bien rencontré les députés Kody Blois et Francis Drouin. Même que le 7 mai 2024, Croplife et Bayer CropScience ont rencontré le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire du Canada, Lawrence MacAulay.

Pierre Petelle

Outils technologiques

Le président et chef de la direction de Croplife, Pierre Petelle, ne cache pas ses rencontres avec les politiciens. Au contraire.

Nous avons 2 % de la population qui travaillent en agriculture et le reste prend les décisions. On a tous un travail à faire pour faire comprendre le secteur agricole aux députés.

Pierre Petelle, président et chef de la direction de Croplife

Les producteurs ont besoin d’outils technologiques pour lutter contre les ravageurs et les changements climatiques afin d’avoir de bons rendements, pour nourrir non seulement les Canadiens, mais « les 150 pays qui dépendent en partie du Canada pour leur nourriture », ajoute-t-il. 

Les outils technologiques qu’il défend permettent de produire des aliments plus abordables, dit M. Petelle, mais permettent aussi aux fermes canadiennes de rester compétitives. Il précise ainsi que les représentations auprès des politiciens fédéraux visent à prévenir ces derniers que s’ils adoptent des règles plus strictes bloquant l’accès à de nouveaux pesticides ou à de nouvelles semences issues de l’édition génomique, ils vont désavantager les agriculteurs canadiens face aux producteurs des autres pays qui auront accès à ces technologies.

Vigilance OGM, pas dans le registre

Le Registre des lobbyistes du fédéral est très complet et donne le détail de chaque rencontre, sauf que le nom de Vigilance OGM n’y apparaît pas en raison de son statut d’organisme sans but lucratif. La Terre a demandé à Thibault Rehn s’il rencontrait lui aussi les politiciens pour les influencer. « Les seuls que je rencontre sont Alexandre Boulerice, du NPD [Nouveau Parti démocratique], et Yves Perron, du Bloc Québécois. Je les vois une fois par année. On n’a pas les moyens des multinationales en agrochimie pour faire plus de rencontres. Mais je leur ramène le fait que le gouvernement canadien approuve des OGM ou des pesticides à partir d’un processus qui n’est pas transparent, basé sur les données fournies par les multinationales elles-mêmes. Cela menace l’autonomie des agriculteurs, car aujourd’hui, quand tu regardes l’offre des semences de canola et de maïs, ce sont pratiquement toutes des semences OGM, et cela rapporte aux multinationales », fait valoir M. Rehn. 

Ce dernier demande également aux politiciens l’étiquetage des OGM, « qui permettrait aux consommateurs de connaître ce qu’ils mangent. »  

Qu’est-ce qu’un lobby?

Selon la définition fournie par le dictionnaire Antidote, un lobby est un groupe de personnes exerçant une pression sur les pouvoirs publics en vue d’obtenir des intérêts particuliers.

Une proximité à Ottawa

Dans son document décrivant le fonctionnement du lobby des pesticides et des semences OGM, Vigilance OGM mentionne que ce lobby a recruté des employés provenant du gouvernement, ce qui contribue, selon son coordonnateur Thibault Rehn, à perpétuer une culture de proximité de même qu’un flou entre l’intérêt public et privé. 

Le président et chef de la direction de Croplife, Pierre Petelle, explique, d’une part, que les organisations comme la sienne embauchent les meilleurs éléments et, d’autre part, que les experts en pesticides sont rares, travaillant soit au gouvernement, en recherche universitaire ou pour l’industrie, de sorte que si quelqu’un désire changer de carrière et quitter le gouvernement, il n’a pas énormément d’options.  

Brian Innes

Vigilance OGM reproche aussi au lobby des pesticides et des OGM de financer et de participer à la gouvernance de certaines associations agricoles pour accroître leur lobby auprès des gouvernements. M. Rehn ajoute que Croplife, une association commerciale représentant les fabricants de pesticides et de semences génétiquement modifiées, a ses locaux dans le même édifice que Soy Canada, Les Producteurs de grains du Canada et ­l’Association des producteurs de canola du Canada, notamment, tous situés au 350, Sparks Street à Ottawa. Brian Innes, directeur général de Soy Canada, affirme que de bonnes raisons expliquent une telle proximité. « Quand je suis arrivé dans ce bâtiment, il y a 14 ans, on était deux organismes. Maintenant, nous sommes six. On a pris un espace commun pour se partager mieux l’information et être plus efficaces. Nos organisations représentent les producteurs agricoles et les producteurs sont nos plus grands donateurs. Mais dans une chaîne de valeur, c’est important que tous les joueurs se parlent pour prendre les meilleures décisions et avoir les meilleures stratégies [ce qui inclut les gens de l’industrie] », explique M. Innes. 

Il estime que l’agriculture est de moins en moins importante dans le milieu politique canadien, et le fait d’être plusieurs associations situées à Ottawa aide à faire entendre les enjeux agricoles. 

Ses principaux sujets de discussion avec le fédéral n’ont aucun lien avec les pesticides et les OGM. Il donne l’exemple d’un programme sur la qualité du soya destiné à la transformation alimentaire que le fédéral avait fermé. Soy Canada a demandé des rencontres avec les députés et les dirigeants d’Agriculture et Agroalimentaire Canada pour finalement remettre ce programme sur les rails avec la Commission canadienne des grains.