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SAINT-LAMBERT-DE-LAUZON – Copropriétaire de la Ferme Aldo, fondée par son père, en 1963, à Saint-Lambert-de-Lauzon, dans Chaudière-Appalaches, Alain Lefebvre raconte encore avec passion comment il a réussi à modifier ses premiers modèles d’alimentation de précision pour améliorer les performances des truies de ses maternités porcines, dans les années 1990. Le producteur agricole et homme d’affaires devenu président de Jyga Technologies, entreprise qui s’est greffée à la Ferme Aldo en 2004, exporte désormais dans une trentaine de pays l’équipement porcin qu’il développe, dont les systèmes d’alimentation de précision Gestal. Il explique que la gestion de l’entreprise familiale, où travaillent ses deux frères, Nelson et Donald, ainsi qu’une troisième génération, ne peut plus se faire comme avant. « C’est une entreprise qu’on a montée à la sueur de notre front. Mais à un moment donné, la sueur, ça ne suffit plus. Il faut passer à une autre étape », confie-t-il lors de la visite de La Terre.
Cette réorganisation de la structure de fonctionnement des petites entreprises familiales est essentielle pour les faire passer à une deuxième phase de croissance, explique Fanny Lepage, professeure en gestion et gouvernance des entreprises agricoles et agroalimentaires à l’Université Laval. De 2020 à 2021, la chercheuse a mené une étude auprès de 17 entreprises agricoles québécoises de grande taille provenant de différents secteurs de production pour évaluer leur potentiel de croissance par rapport à des entreprises de type start-up, qui ont une autre logique de fonctionnement, sur le plan tant des sources de financement que des ressources humaines.
Certaines entreprises, qui arrivent à ce fameux « goulot d’étranglement », illustre la chercheuse, choisissent de reculer plutôt que de passer à la vitesse supérieure, « parce qu’elles trouvent trop contraignant de devoir travailler dans un modèle plus organisé, avec une planification sur un horizon à plus long terme ».
Pour d’autres, qui décident de poursuivre la croissance, la transition n’est pas toujours facile, témoigne David Vallières, président du Groupe Valmetal, entreprise familiale de Saint-Germain-de-Grantham, dans le Centre-du-Québec, qui vend aujourd’hui de l’équipement pour les fermes laitières dans 25 pays. « C’est toute une façon de penser qu’il faut changer. Il faut éviter le micromanagement et faire confiance à notre équipe. C’est plus facile pour certains que d’autres, car on est habitués de faire un peu de tout », mentionne M. Vallières, qui précise que ses deux frères et lui, qui ont repris l’entreprise familiale fondée par leur père en 1983, ont su s’entourer de gens compétents en plus de faire appel à des ressources externes pour être coachés dans cette transition. C’est également ce qu’a fait Jyga Technologies, qui vient récemment d’accueillir dans son équipe de direction une ressource ayant une vaste expérience des marchés internationaux.
Passer à la catégorie « poids lourd »
Cette stratégie est d’ailleurs recommandée par Claude Ananou, professeur à HEC Montréal. « Car à un moment, l’ampleur dépasse les compétences. Et on peut très bien performer dans son patelin, mais les règles ne sont plus les mêmes quand on saute dans le ring face à des adversaires de la catégorie poids lourd. Il y a beaucoup d’entreprises familiales ambitieuses, qui ont voulu passer au niveau international, mais qui se sont écroulées parce qu’elles n’ont pas pris le temps de bien comprendre les règles du jeu avant de se lancer », illustre-t-il.
Selon lui, la signature familiale, qui contribue souvent au succès de ce type d’entreprises sur le plan tant local qu’international, n’est pas nécessairement compromise en faisant appel à des ressources externes au sein de la direction. « On peut, par exemple, embaucher un DG [directeur général] qui a déjà travaillé pour une multinationale, alors qu’un membre de la famille reste à la présidence », donne-t-il en exemple.
Les valeurs familiales doivent toutefois rester au centre des décisions, estime Vallier Chabot, directeur général des Équipements d’érablière CDL, une entreprise familiale de Chaudière-Appalaches qui possède aujourd’hui des bureaux à travers le Canada, les États-Unis et l’Europe. « Si l’argent prend le dessus, tu ne peux pas travailler en harmonie avec les membres de la famille, mais quand tu ramènes toujours les valeurs familiales au centre des décisions, en rajustant certains choix ou en repoussant ceux qui ne font pas consensus, ce n’est vraiment pas compliqué de gérer l’entreprise, même si elle prend de l’ampleur. Il faut rester à l’essentiel », affirme celui qui représente, avec ses deux frères, Martin et Marc-André, la deuxième génération à la tête de l’entreprise fondée en 1991.
Les trois phases de croissance des entreprises agricoles
Première phase : Elle se caractérise par une croissance instinctive, rarement planifiée, ou du moins sans planification formelle. La gouvernance est présente, mais essentiellement via des mécanismes informels et « simples » ne demandant pas d’expertise externe.
Deuxième phase : Dans cette phase, les entrepreneurs vont déléguer des tâches à du personnel clé et mettre en place une équipe de direction. Ils formalisent leur prise de décisions stratégiques pour continuer la croissance et mettre en place des stratégies plus offensives et parfois risquées, telles que la diversification verticale ou encore la mise en place de partenariats.
Troisième phase : Les entrepreneurs qui franchissent la troisième phase n’hésitent pas à payer des consultants externes pour réaliser des études de marché, ont une structure organisationnelle complexe et ont délégué la presque totalité des décisions opérationnelles, voire stratégiques, via la création d’un poste de direction générale. Les stratégies de croissance sont variées aussi bien en matière de diversification que d’alliances stratégiques et de fusion/acquisition.
Source : Projet de recherche Gouvernance dans les exploitations agricoles, de Fanny Lepage