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LOTBINIÈRE – Trois retraités qui ne se connaissaient pas sont en train de mettre en place une infrastructure d’envergure pour créer un pont entre les surplus de légumes des grandes fermes québécoises et la demande croissante des banques alimentaires.
« J’ai longtemps vécu à Haïti. J’ai vu du monde mourir de faim. Quand je suis revenu au Québec dernièrement, j’ai pris connaissance qu’il y avait 872 000 Québécois déclarés souffrant d’insécurité alimentaire. Je me suis dit que ça n’avait pas de bon sens. Ensuite, j’ai rencontré des gens et, heureusement, je me suis aperçu que la vraie mère Teresa des légumes existe, et elle est à Lotbinière », raconte André Dallaire, un « jeune » de 82 ans, qui s’active avec une énergie vibrante à mettre plus de légumes dans le ventre des démunis. Et il ne manque pas de mots pour plaider sa cause.
« Les trios au hockey, tu connais ça? Nous autres, on est comme la première ligne d’attaque. Moi, je suis le gars à l’aile qui a le couteau entre les dents, qui va dans les coins de la bande pour aller chercher la rondelle et la passer à notre gros joueur de centre. C’est lui qui a le chéquier et c’est lui qui score », décrit M. Dallaire. Quand il dit qu’il va dans les coins, c’est qu’il se donne le mandat de trouver et de convaincre de nouvelles fermes pour approvisionner en légumes les Moissonneurs Solidaires, un organisme sans but lucratif situé à Lotbinière, dans Chaudière-Appalaches. Il fournit ensuite les numéros de téléphone de ces producteurs à la « mère Teresa des légumes » ou « le gros joueur de centre qui score » ou Ronald Lussier de son vrai nom, directeur général des Moissonneurs Solidaires.
L’œil vif, cet ancien policier de 77 ans dirigeait le déchargement d’une pleine remorque de pommes de terre en provenance du Lac-Saint-Jean lorsque La Terre l’a rencontré, le 23 juillet, à Lotbinière. Difficile de manquer cette feuille pliée qui dépassait de la poche de chemise du gaillard.
Les Moissonneurs Solidaires possèdent près de 113 hectares, dont la moitié en culture. Depuis 2007, des bénévoles y font pousser de 300 000 à 400 000 kilos de légumes par année qu’ils envoient au réseau des Banques alimentaires du Québec, qui les redistribuent aux gens dans le besoin. « Sauf qu’il s’est dessiné un changement dans les 18 derniers mois. Au lieu de se concentrer sur nos cultures, on s’est branchés sur des maraîchers du Québec pour leur acheter leurs légumes de catégorie 2 à bas prix. Les possibilités deviennent maintenant beaucoup plus grandes », indique le joueur de centre.
Ce dernier connaissait l’existence des légumes de catégorie 2, déclassés en raison de leur forme et de leur apparence. « Mais on ne savait pas que les volumes étaient si importants. Ils pourraient enterrer les banques alimentaires », affirme-t-il. En contactant des producteurs, Ronald Lussier a été d’autant plus surpris d’apprendre que certains d’entre eux vendaient leurs fameux légumes de catégorie 2 aux prisons et aux banques alimentaires… américaines.
La solution aux surplus de récolte
Ces dernières années, des producteurs ont défrayé les manchettes parce qu’ils devaient tristement laisser des légumes pourrir au champ, sans même pouvoir les offrir aux gens dans le besoin. « Le problème, c’est que les banques alimentaires ne sont pas équipées pour recevoir ça. Ils n’ont pas de ligne de tri ni d’équipement de lavage pour traiter des bons volumes de légumes qui viennent directement du champ. Et la majorité d’entre eux n’ont tout simplement pas la capacité de les entreposer », décrit M. Lussier.
À l’inverse, les Moissonneurs Solidaires possèdent de l’entreposage réfrigéré et une machine industrielle pour laver les légumes, puis misent sur une armée de bénévoles pour trier, nettoyer et préparer les légumes de champ. Une flotte de camions peut même livrer le tout, clé en main, à plusieurs organismes. Cela laisse croire à René Delorme, avocat et président du conseil d’administration des Moissonneurs Solidaires, que la solution pour approvisionner en légumes québécois les organismes alimentaires d’une partie du Québec se trouve à Lotbinière. Pouvoir désormais compter sur les volumes et les faibles prix des légumes de catégorie 2, « c’est extraordinaire, c’est comme une petite révolution », exprime-t-il.
Martin Munger, directeur général des Banques alimentaires du Québec, confirme que les Moissonneurs Solidaires s’avèrent un partenaire important et de longue date pour fournir des légumes racines et qu’effectivement, leur capacité à laver, emballer et entreposer des légumes de catégorie 2 provenant des champs du Québec se révèle un projet « intéressant à long terme » pour aider son organisation à desservir les gens dans le besoin.
Les Moissonneurs Solidaires envisagent sérieusement la construction d’un deuxième entrepôt pour doubler leur capacité de production, laquelle passerait ainsi à près de 10 000 kilos de légumes de champ traités par jour. Trouver le financement pour cet entrepôt et avoir l’argent pour payer les légumes aux maraîchers devient un défi, et c’est là qu’entre en jeu un autre retraité, le troisième joueur de la ligne d’attaque : Jean Gagnon, 80 ans. Le président de la Fondation Coup de Cœur, qui œuvre à l’international, a pris l’initiative de contacter les Moissonneurs Solidaires. « Il nous a dit qu’il voulait nous soutenir financièrement. C’était simple de même! » s’émerveille René Delorme.
Des hommes en difficulté mis à contribution
Dans une ancienne école de rang située à Lotbinière se trouve Défi Jeunesse, un centre pour hommes en difficulté qui a été fondé en 1986 et dont les occupants contribuent à récolter et parer les centaines de milliers de kilos de légumes que produisent chaque année les Moissonneurs Solidaires, un organisme offrant sa récolte aux plus démunis. « Ce sont des gars qui ont toutes sortes de problèmes : alcoolisme, toxicomanie, jeu, sexualité débridée, etc. Ils viennent ici sur une base volontaire et on les entraîne à avoir de bonnes habitudes et de bonnes aptitudes. Certains n’ont pas le mot “travail” d’écrit dans leur dictionnaire, alors, selon leurs capacités, on les invite à participer aux travaux aux champs l’été et dans l’entrepôt à légumes l‘hiver », explique Ronald Lussier, directeur du centre.
L’autre source de main-d’œuvre qui se révèle très précieuse pour la production de légumes des Moissonneurs Solidaires demeure les étudiants et les employés de bureau. « Il y a entre 700 et 1200 étudiants du secondaire qui débarquent ici l’automne pour récolter et parer des légumes. On a aussi plusieurs entreprises qui amènent leurs employés faire du bénévolat, une journée ou une demi-journée. On leur montre que les légumes qu’ils manipulent vont se retrouver dans une soupe ou dans une assiette d’un démuni. On amène les jeunes à respecter ça », précise M. Lussier, qui est également directeur des Moissonneurs Solidaires.