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C’est le mois de mai. Il fait beau et chaud. C’est parfait pour étendre son linge sur la corde. Pourtant, ce soir, des ménagères pousseront des soupirs d’exaspération en décrochant leur brassée parce qu’une journée comme celle-là, c’est le moment idéal pour épandre du fumier aux champs. C’est d’ailleurs ce que Pierre a décidé de faire. Il en a parlé vaguement à sa femme, au déjeuner. Ou peut-être pas? Pierre n’est pas un jaseux et sa conjointe, Monique, n’a aucun intérêt pour les tâches de la ferme. C’est sur une bonne note que chacun part de son côté pour vaquer à ses occupations quotidiennes.
Pierre est retardé dans son ouvrage. Les petites malchances le bousculent dans le temps qui file trop vite. Plus il cherche à rattraper le temps perdu et plus il en perd en gaucheries. C’est donc avec deux heures de retard qu’il pose enfin les fesses sur le tracteur. Il est stressé et frustré. Il veut absolument faire le plus de passages possible parce qu’on annonce de la pluie dans les prochains jours.
Monique a invité la voisine à venir placoter à la maison. Les deux plus vieux sont à l’école. La plus jeune, Sophie, est tellement tranquille que les deux mamans peuvent se raconter les derniers potins, tout en la surveillant. Elle n’a que trois ans, mais on dirait déjà une grande fille. Brillante, elle comprend et respecte les consignes. Sa maman la regarde jouer et la trouve mignonne avec ses lulus, sa robe rose et ses sandales de la même couleur.
Sophie s’amuse dans son carré de sable à cuisiner des pâtés de sable additionné d’eau. Puisque les oiseaux boudent le petit bassin sur pied, elle se permet de prendre l’eau qui s’y trouve pour construire ses chefs d’œuvre. Bien qu’elle n’ait que trois ans, l’enfant est déjà capable de reconnaître les tracteurs au son. Et ce qu’elle entend, c’est celui de son papa qui fait écho entre l’étable et le hangar. Elle se retourne et l’aperçoit qui arrive devant la ferme.
Sophie a fait la grasse matinée aujourd’hui et n’a pas encore vu son papa. Comme elle adore aller en tracteur, elle s’élance le cœur en joie vers le géant vert couplé à un épandeur rouge.
Pendant ce temps, Monique et Nicole discutent de la difficulté de faire faire les devoirs aux enfants avec l’arrivée du beau temps. Comment convaincre des petits garçons qu’il est plus important de les faire que de jouer dehors? Mission impossible!
Parce que le compresseur n’a pas été remis à sa place dans le garage, Pierre doit reculer avec l’épandeur devant la chambre à lait pour gonfler un pneu qui perd de l’air. Encore du retard.
Sophie voit son papa reculer vers elle. Il l’a vue et vient sûrement la chercher pour l’emmener avec lui. Elle court plus vite pour le rejoindre.
« Papa, je m’en viens! »
Monique entend le cri de sa fille et se tourne vers le carré de sable. Il est vide.
Pierre a tellement la tête à l’ouvrage qu’il effectue ses manœuvres par automatisme.
Sophie est contente parce qu’elle se rapproche de plus en plus de son papa.
Monique court vers l’étable et voit la scène qui se joue devant elle. Elle crie, elle hurle. Il ne reste plus d’air dans ses poumons, plus d’oxygène dans son cerveau. Elle a les jambes qui ramollissent et des points noirs apparaissent devant ses yeux.
Puis, le silence. Le tracteur s’arrête. Pierre en sort et se dirige vers l’étable. Il n’a rien vu, rien entendu.
Sophie, c’est moi. Ce jour-là, mon père ne m’a pas écrasée. Pas parce qu’il m’avait vue, pas parce qu’il a entendu ma mère crier, juste parce qu’il a décidé qu’il arrêtait là. Un bien heureux hasard de la vie. Mais il n’en va pas toujours ainsi.
Personne ne veut avoir l’image d’un corps d’enfant gisant sous les roues d’une machinerie. Une petite casquette, des bottes d’eau et 3-4 bébelles, ça ne peut pas être tout ce qu’il nous reste. La sécurité à la ferme, c’est l’affaire de tous. Soyons prudents!