La relation entre l’ingénieur et le propriétaire de boisés privés s’est renforcée au cours de la dernière décennie : au-delà de la simple prescription s’établit désormais un transfert de connaissances, voire une complicité vers l’atteinte d’objectifs précis. Mais il n’en fut pas toujours ainsi… Regardons comment les conseillers de l’Outaouais ont vu évoluer leur clientèle, et comment ils s’y sont adaptés.

Les retraités à la rescousse

« La sylviculture a évolué différemment selon les régions, affirme Victor Brunette, directeur de l’Agence des forêts privées de l’Outaouais. Dans le passé, le paysage forestier était davantage dominé par des entrepreneurs forestiers qui visaient à maximiser leurs opérations de récoltes. Les ingénieurs forestiers étaient plutôt mis à profit pour la remise en production : environ deux millions d’arbres étaient plantés chaque année. Bref, à une époque pas si lointaine, un ingénieur ambitieux pouvait manquer de défi, et la forêt privée en Outaouais ne s’avérait qu’un emploi de passage. »

Toutefois, et de l’aveu de M. Brunette, l’avènement d’un nouveau type de propriétaires de boisés a changé le travail des ingénieurs. « Les vieux “bûcheux” n’ont pas eu le choix de s’adapter! Plusieurs lots appartiennent maintenant à des fonctionnaires fédéraux retraités, très scrupuleux sur la nature des travaux effectués dans leur forêt, et naturellement anti-coupes à blanc! Ces gens s’impliquent aussi politiquement dans leur nouvelle communauté et effectuent des pressions pour faire imposer des pratiques qui visent à conserver le paysage, les lacs et… les forêts.» La mutation des habitudes de certains propriétaires et l’émergence de règlements municipaux concernant la foresterie ont accru l’importance de faire appel à des ingénieurs et carrément changé la nature de leur emploi pour certains.

Différentes clientèles, un seul mot : attentes

Retraités, grands propriétaires terriens, producteurs agricoles ou propriétaires à la recherche d’un service-conseil au plus bas prix : foi de Pascal Audet, le plus grand défi vécu par cet ingénieur forestier consiste à gérer les attentes. « Nous recevons aujourd’hui tellement de demandes de clients différents que la personnalisation se révèle la clé du succès, souligne M. Audet, copropriétaire des Conseillers forestiers de l’Outaouais. Nous avons des clients désireux de tirer le plus de revenus possible de leur forêt, tandis que d’autres, aux antipodes, en font un lieu de loisir, me demandant même de ramasser les branches après la coupe d’éclaircie! Le métier d’ingénieur ne consiste plus à faire de simples prescriptions sylvicoles. Nous devons tout d’abord nous mettre dans la peau du propriétaire assis devant nous et identifier précisément ses attentes. Ensuite, nous en évaluons la faisabilité et prenons les moyens de les atteindre. Pour y arriver, l’ingénieur ou le technicien forestier doivent modifier leurs habitudes et changer de mentalité. » Pascal Audet identifie quatre types de propriétaires différents auxquels il faut s’adapter.

Le client du moindre coût

« J’ai quelques clients qui possèdent leurs machines et désirent effectuer leurs propres travaux d’aménagement forestier. La forêt, c’est un gagne-pain pour eux, et évidemment, ils désirent conserver le maximum des subventions sylvicoles pour financer leur travail. Au début, j’acceptais des mandats pour un prix qui, une fois mes heures comptées, n’était vraiment pas rentable. Maintenant, j’ai changé mon approche. Je leur offre un prix réduit, mais le nombre d’heures consacrées et les déplacements sont également diminués. Avec ce genre de conditions, le prix satisfait leurs attentes et les miennes. » Au dire de M. Audet, cette clientèle axée sur le prix se trouve également parmi certains retraités ou propriétaires dits de villégiature. « Les gens qui s’imposent pour la première fois le défi d’aménager eux-mêmes leur boisé ont besoin d’être encadrés. Premièrement, je leur propose de commencer avec une petite superficie. Car en dépit de leurs nobles intentions, certains n’ont pas la condition physique ou les aptitudes manuelles pour accomplir les tâches inhérentes au chantier. D’autres, après avoir travaillé huit heures, essuient la sueur de leur front et calculent. Après s’être rendu compte qu’ils n’ont travaillé que pour 50 $, ils reviennent nous voir! »

L’agriculteur

De nombreux agriculteurs possèdent un ou des lots boisés. Autrefois difficile à atteindre, ce segment représente maintenant 15 à 20 % de la clientèle de Pascal Audet. « De par leur esprit souvent très autarcique, les cultivateurs sont moins réceptifs aux conseils, notamment ceux d’ordre forestier. Mais l’agriculture change. Certains gèrent maintenant des fermes imposantes et n’ont plus le temps de couper du bois. D’autres voient mal leur nouveau John Deere de 200 000 $ être égratigné par des branches! Toutefois, une mentalité demeure : la forêt représente leur bas de laine. J’ai donc adapté mon approche en leur disant : “Avez-vous le temps de récolter le bois qui mourra dans les cinq prochaines années? Moi, je peux le faire, avec le double avantage que vos arbres de valeur vont rester debout et même croître plus rapidement.” » La clientèle agricole, de plus en plus conseillée par des agronomes et autres professionnels, est à prendre au sérieux. « Ce sont des propriétaires qui pourraient réellement accentuer leur intérêt vis-à-vis des services des ingénieurs forestiers. Il faut simplement apprendre comment leur parler », dit M. Audet.

Le retraité ou l’amant de la nature

Environ 60 % de la clientèle des Conseillers forestiers de l’Outaouais se compose de retraités, d’amants de la nature et de citadins. « Il s’agit d’une clientèle plus éduquée, plus âgée et plus encline à payer pour des services professionnels. Or, leurs objectifs représentent parfois de tout nouveaux défis pour un ingénieur. À titre d’exemple, j’ai quelques clients qui ont acheté un lot boisé en vue de diminuer leur empreinte écologique, de même que celle de leur famille. Décidément, nous sommes loin d’une foresterie axée uniquement sur les volumes de bois! » de s’exclamer Pascal Audet. Cette clientèle diversifiée a besoin d’un niveau d’accompagnement supérieur, nécessitant plus de temps de main-d’œuvre et exigeant des services novateurs. Pour M. Audet, voilà autant de nouvelles occasions d’affaires. « Grâce à ces propriétaires, la biomasse possède un avenir intéressant. En effet, plusieurs désirent un boisé propre, sans branches qui “traînent”! Pour l’heure, le montant associé à la cueillette des branches demeure généralement trop élevé, mais certaines initiatives régionales relatives au chauffage à la biomasse pointent à l’horizon. À court ou moyen terme, il faudra être prêt à utiliser ce débouché pour satisfaire nos propriétaires, impatients de se défaire des débris de coupe. Si, en plus, nous pouvons dégager quelques dollars la tonne, ce sera intéressant. »

Les grands propriétaires forestiers

Les propriétaires de lots boisés de plus de 800 hectares ont généralement à cœur d’obtenir un rendement sur l’investissement avec leur forêt. « Ils sont une clientèle cible très intéressante, car ils ont des volumes. Le fait de payer 10 000 à 100 000 $ en taxes foncières les rend réceptifs à des travaux d’aménagement. Les grands propriétaires offrent également une latitude intéressante quant à la date de réalisation de leurs travaux. Une souplesse d’agenda qui donne la possibilité de traiter une urgence ou un contrat inopiné. » Pascal Audet ajoute que les grands propriétaires forestiers exigent plus d’engagement de la part de l’ingénieur. « Ils veulent qu’un ingénieur soit responsable à 100 % du chantier, qu’il connaisse en détail les moindres interventions, et évidemment qu’il soit joignable sans intermédiaire et en tout temps! » La première entente s’avère parfois difficile à signer avec ce genre de clients. Mais une fois la preuve faite d’un travail bien réalisé, les contrats peuvent devenir réguliers et les possibilités d’affaires nombreuses. « Les grandes sociétés peuvent débloquer des budgets pour leurs propriétés et vouloir des projets clés en main concernant des zones d’interprétation de la forêt, l’aménagement de sentiers de vélo ou d’hébertisme, l’amélioration du potentiel halieutique et giboyeux, etc. Et que dire des crédits de carbone? Ces projets sont des occasions pour les firmes de service-conseil en foresterie. De toute évidence, cela aura aussi des répercussions sur les champs d’application des ingénieurs et des techniciens forestiers », de présager M. Audet.

L’Outaouais : un « peuplement » d’irréductibles

En matière de foresterie, les normes d’intervention gouvernementales sont assez précises. Mais en Outaouais, on ne semble pas s’y conformer aveuglément. « Moi, je considère que nos ingénieurs ont une plus grande latitude qu’ailleurs au Québec, déclare fièrement Victor Brunette. Après tout, qui a la légitimité de décider ce qui doit être coupé dans l’une de nos forêts? C’est l’ingénieur. Et cela s’appelle la latitude professionnelle. Environ 95 % de nos travaux sont normés, mais selon la réalité du propriétaire, et surtout celle de sa forêt, nous prenons parfois des initiatives… Évidemment, transcender les normes augmente la charge de travail puisque l’Agence doit effectuer des vérifications pré et post-travaux. Mais la forêt mérite une plus grande latitude d’intervention qui, du coup, renforce la fierté de l’ingénieur. » Le discours de M. Brunette trouve un écho à Papineauville, au bureau de Pascal Audet. « La foresterie n’est pas un livre de recettes que l’on doit bêtement suivre, étape par étape. Et justement, en Outaouais, nous avons un comité technique où sont soumises des demandes de dérogation. Je fais partie de cette table ronde comprenant d’autres conseillers. Même si certains sont mes compétiteurs éloignés, nous collaborons, convivialement, afin de trouver la meilleure prescription. C’est un défi intéressant et nourrissant. Ce mécanisme fonctionne bien et plusieurs traitements sylvicoles soumis ont ainsi été bonifiés par le comité. »

Mètres cubes et plantes rares

Les pratiques en forêt privée évoluent au rythme des propriétaires. Mais aussi au rythme des ingénieurs forestiers, dont plusieurs ont réussi, avec le temps, à inculquer à leurs clients de nouvelles façons de récolter la forêt. Pascal Audet en souligne le côté positif. « Avant, nous pensions en termes de mètres cubes de bois; maintenant, nous aménageons aussi en fonction des arbres majestueux, des plantes rares, de la chasse, des sentiers de villégiature, de l’empreinte de carbone, etc. Le multiressources, ça représente une motivation, un défi, pour un ingénieur. Sans compter le bioraffinage, qui s’en vient. Bref, j’aime bien où notre foresterie s’en va. »