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Le manque d’eau et le resserrement de la réglementation pourraient compromettre la pérennité de certaines entreprises agricoles, affirment plusieurs intervenants contactés par La Terre. « La nouvelle réglementation va être un bordel », résume le producteur de pommes de terre René Forest, de Lavaltrie, dans Lanaudière. Celui qui est l’un des rares agriculteurs en train de faire les démarches pour se conformer à la réglementation du prélèvement de l’eau assure que les exigences du ministère de l’Environnement sont complexes, coûteuses et… irréalistes. « J’arrose la même superficie depuis au-delà de 15 ans. Le tronçon de cours d’eau où je pompe irrigue aussi 2 000 acres d’autres producteurs. Le hic, c’est que le ministère a fait des calculs, et juste mes 50 acres dépassent [les capacités du cours d’eau établies]. Finalement, quand tu regardes leurs données, il n’y aurait aucun producteur qui pourrait continuer à irriguer. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas! » dénonce le copropriétaire des Cultures Georges Forest & Fils.
Le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs indique à La Terre que les fermes assujetties au régime d’autorisation des prélèvements d’eau sont celles qui puisent un volume d’au moins 75 000 litres par jour. Il y aurait approximativement 1 000 fermes concernées par le processus d’autorisation de prélèvement d’eau. Le ministère estime que seulement une centaine de demandes d’autorisation ont été soumises pour le secteur agricole depuis l’introduction, en 2014, du régime d’autorisation ministérielle pour les prélèvements d’eau. Le ministère stipule que les fermes assujetties devront maintenant obtenir (ou renouveler) l’autorisation selon une échéance qui varie entre 2024 et 2029.
« C’est plus une question de réglementation qui me fait peur que de manquer d’eau », dit d’emblée Francis Desrochers, président des Producteurs de pommes du Québec. Lui-même est dépendant de l’irrigation pour obtenir des rendements décents dans ses champs de Lanaudière. L’étude qu’il doit fournir au ministère pour obtenir son autorisation de prélèvement de l’eau lui a coûté jusqu’à maintenant 20 000 $ en honoraires d’ingénieur, d’agronome et d’autres professionnels. Plusieurs producteurs qui irriguent leur terre décident plutôt d’attendre à la dernière minute avant de commencer les procédures, remarque-t-il.
L’agronome et ingénieur François Durand constate lui aussi que plusieurs entreprises agricoles repoussent les démarches et cela l’inquiète, car plusieurs dépendent de l’irrigation.
L’autre élément de la réglementation qui pourrait causer une bien mauvaise surprise au milieu agricole est l’addition des usagers. « On ne peut pas empêcher quelqu’un d’avoir accès à l’eau. Si tu as 10 producteurs, le maximum de 15 % du débit passant est donc divisé par 10. Et si un producteur possède déjà son autorisation [pour un volume de prélèvement de l’eau] et que son voisin fait une demande par la suite, le ministère peut revenir l’année suivante au premier producteur pour lui dire qu’il doit refaire sa demande afin de partager l’eau. Imagine la chicane légale que cela pourrait provoquer. Je ne sais pas comment ça va se régler », signale M. Durand, qui est à l’emploi du Groupe multiconseil agricole Saguenay–Lac-Saint-Jean.
Une gestion collective
Près d’Oka, dans les Laurentides, la chercheure Anne-Sophie Madoux-Humery, travaille sur le faible niveau d’eau du ruisseau Rousse, qui alimente entre autres plusieurs agriculteurs. Elle mentionne une tension accrue chez des producteurs relativement à leur prélèvement d’eau. Certains n’auraient pas leur autorisation de prélèvement et préféreraient ne pas ébruiter leurs problèmes d’approvisionnement en eau de peur d’attirer l’œil des inspecteurs du ministère de l’Environnement. Cette employée du Conseil des bassins versants des Mille-Îles croit qu’au lieu de gérer chaque utilisateur d’eau individuellement, le ministère devrait favoriser une évaluation collective. Et les usagers, dont les producteurs, eux, devraient mettre en place un système collectif, misant par exemple sur la construction d’un bassin collectif, où l’eau serait distribuée en fonction des besoins.
Les grenouilles ou l’autonomie alimentaire?
Si le gouvernement du Québec applique la réglementation en place, la ressource sera insuffisante pour répondre aux besoins des usagers dans certaines régions où se trouvent des agriculteurs, évalue Sylvestre Delmotte, consultant en agroenvironnement, modélisation et démarches participatives.
Il signifie que le Québec ne manque pas d’eau globalement, mais que c’est le cas pour certains secteurs précis. Selon lui, le ministère de l’Environnement est loin de posséder une vision complète de l’utilisation d’eau et de sa disponibilité.
À certains endroits, le problème concerne les nappes phréatiques « qui baissent chaque année, en partie en raison de prélèvements agricoles importants, qui vont en augmentant à plusieurs endroits », dit M. Delmotte, nommant par exemple le secteur de Saint-Rémi, en Montérégie. Il souligne aussi de graves problèmes d’eau de surface comme en Estrie, dans le Bas-Saint-Laurent, dans Lanaudière ou dans Chaudière-Appalaches.
« On recherche des [solutions], mais cela ne se fera pas sans coût. On parle de millions », mentionne-t-il. À Lavaltrie, l’agriculteur Francis Desrochers indique que l’une des options serait de créer des bassins étanches. « Ça me prendrait un bassin de 10 acres pour irriguer mes 150 acres. Ça me coûterait environ 1,5 M$ et je devrais sacrifier 15 acres de terre », explique-t-il. Avant d’investir une telle somme, il se demande si l’agriculture ne devrait pas avoir préséance sur les autres utilisateurs. Dans son secteur, par exemple, une pépinière et un producteur de gazon pompent dans le même cours d’eau que les maraîchers. « Le jour où le ministère va dire de moins pomper ou de ne plus pomper, il faudra tous qu’on se regarde [afin de déterminer qui aura accès à l’eau]. Et ça risque de japper fort », estime le producteur de pommes de terre.
De plus, il s’explique mal pourquoi l’eau, qui est assez abondante depuis des décennies dans son secteur, devrait être sévèrement rationnée, en partie pour éviter d’assécher une portion de la tournière située à proximité. « Le ministère veut qu’on fasse des études pour sauver des poissons et des têtards, mais il ne pense pas à sauver la nourriture et l’autonomie alimentaire », se désole-t-il.