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L’Afrique, avec ses 1,4 milliard d’habitants, joue un rôle sur l’échiquier de l’offre et de la demande agricole mondiale. Son agriculture se modernise et s’améliore et elle a même l’ambition de nourrir le monde, mais elle connaît aussi des moments sombres, alors que plusieurs producteurs encaissent des pertes associées aux changements climatiques, tandis que d’autres sont la cible de terroristes.
L’agricultrice Djeneba Diallo fait partie d’une délégation d’Africains venue assister au dernier congrès de l’Union des producteurs agricoles (UPA) et La Terre en a profité pour la questionner, avec ses consœurs et confrères, sur la réalité agricole dans leur pays respectif. Malheureusement, le retour de Mme Diallo dans son pays s’est mal déroulé : elle ne peut retourner à sa ferme du Burkina Faso, car son village a été attaqué, deux écoles de sa commune ont été brûlées et les animaux ont été volés par des terroristes. « Je ne suis pas encore rentrée chez moi pour des raisons de sécurité […]. Nous vivons dans la peur. Il y a eu une vingtaine d’enlèvements et plus de 30 personnes tuées. Nous avons perdu beaucoup de parents et des proches », a écrit la productrice de lait, dans un courriel adressé à La Terre, le 8 janvier
Des millions d’éleveurs d’un groupe ethnique qu’on appelle les Peuls, qui vivent notamment dans des villages, sont présentement ciblés par des actes d’une rare violence. Djeneba Diallo en fait partie. Ce climat de peur plus récent au Burkina Faso n’est cependant pas nouveau dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, comme au Mali, où 160 paysans d’un village ont été massacrés en avril 2019. France 24 avait alors rapporté que des vieillards, des enfants et des femmes ont été éventrés, ce qui en dit long sur la violence des actes perpétrés dans ces villages.
Avec un œil sur l’agriculture africaine depuis plus de 30 ans, l’ancien secrétaire général d’UPA Développement international (UPA DI), André D. Beaudoin, assure que les actes de violence, le pillage des récoltes et la dépossession des terres représentent une situation assez catastrophique pour les agriculteurs africains. « La situation est complexe, mais ce sont des gens pacifiques qui subissent les contrecoups de la guerre en Libye. Les populations rurales, éloignées, sont les plus vulnérables. Des agriculteurs sont malmenés ou carrément tués, ce qui représente un double drame pour l’Afrique, car l’agriculture qu’ils pratiquent amenait une certaine autonomie alimentaire », dénonce
M. Beaudoin.
D’autant plus que ces actes de violence viennent anéantir, dans certains cas, les progrès agricoles réalisés depuis plusieurs années. « Si je prends l’exemple du Mali, c’est une région où ils avaient développé une belle production de blé, et on les appuyait. Aujourd’hui, c’est une zone où on ne peut même plus se rendre [en raison de la violence], et c’est redevenu une agriculture de subsistance », se désole-t-il.
Réchauffement climatique
Outre le terrorisme, le réchauffement climatique est montré du doigt comme un réel fléau. « L’Afrique subit les changements climatiques de façon beaucoup plus dramatique, à puissance 10, comparativement à ce qu’on vit ici. Si je prends le Kenya, ils connaissent des pertes de cheptel par déshydratation. La production de thé est diminuée de 40 % par la sécheresse », décrit M. Beaudoin.
Le réchauffement climatique intensifie aussi la désertification et limite l’accès aux ressources naturelles, ce qui contribue à accroître les conflits armés entre les éleveurs eux-mêmes, plus précisément entre les nomades et les sédentaires.
Des améliorations
L’agriculture africaine a réalisé des bonds de géants, atteste cependant M. Beaudoin. Les pays moins touchés par le terrorisme affichent une agriculture dynamique, souligne-t-il, donnant en exemple le Sénégal, où la production de riz s’est développée, avec des rendements supérieurs. Chez SOCODEVI, un organisme qui offre son soutien aux pays en développement, Arthur Perin indique que l’Afrique agricole d’il y a 30 ans n’a rien à voir avec l’Afrique d’aujourd’hui. « Il y a des filières qui roulent bien aujourd’hui, comme le cacao, le riz, le coton. La communication a aussi vraiment changé. Même les plus petits producteurs ont des cellulaires et peuvent obtenir de l’information sur les prix des marchés, la météo et les techniques. L’approvisionnement en intrants s’est également amélioré dans plusieurs endroits et des pratiques de conservation des sols, comme la régénération naturelle assistée [une technique utilisée en agroforesterie], prennent du terrain », explique celui qui est directeur adjoint à la direction des programmes internationaux
au Sahel.
Il assure que le potentiel agricole africain est sous-estimé. « Il y a énormément de terres et de superficies cultivables encore disponibles en Afrique. Il reste à les aménager, à les approvisionner en intrants et à créer des infrastructures pour s’y rendre. »
La corruption empêche de faire appliquer les politiques agricoles
Ibrahima Coulibaly, producteur fruitier et maraîcher du Mali, se bat pour instaurer des politiques agricoles cohérentes et dénonce les détournements de fonds des gouvernements africains. Celui qui préside les deux organisations qui regroupent les plus importantes fédérations de paysans du Mali et de l’Afrique de l’Ouest explique qu’au Mali, une politique agricole a été votée en 2006 et que huit ministres de l’Agriculture l’ont eue entre les mains depuis. « Aucun n’a pu l’appliquer parce que ça ne cadre pas avec l’intérêt des confrères, qui ont beaucoup de pouvoirs, qui concentrent les ressources et [gèrent] l’argent public, mentionne-t-il. On sait que 70 % de la population vit théoriquement du secteur agricole. Donc le premier secteur qui crée du travail, des revenus, qui crée la souveraineté alimentaire, c’est le secteur agricole, et il est rejeté, marginalisé, instrumentalisé par une poignée de politiques et d’observateurs. C’est ça, le problème de l’Afrique. »
Les femmes n’ont pas le droit de posséder une terre
Une coutume sociale et religieuse empêche les femmes de posséder une terre, affirme Adam Djibbé Sow, du Sénégal. « La femme ne doit pas avoir des terres, car elle est appelée à se marier et aller vivre sur la terre de son mari. Parfois, on donne de la terre aux femmes, mais ce n’est pas de la bonne terre. Si la femme parvient à améliorer son sol, avec les amendements, on la lui reprend », dénonce celle qui réussit, en s’impliquant dans les instances politiques, à graduellement « régulariser » la possession des terres par les femmes. Au Burkina Faso, l’agricultrice Djeneba Diallo, présidente du collège des femmes de la Confédération paysanne du Faso, dit que le savoir-faire féminin agricole est peu ou pas reconnu et que les femmes ne sont souvent même pas considérées comme agricultrices. Pourtant, dans l’élevage, ce sont elles qui s’occupent des troupeaux et de la commercialisation du lait, argue-t-elle.
La relève tunisienne développe l’agri-tech
La Tunisie travaille activement sur la recherche et le développement de l’agri-tech. À travers des start-ups, des jeunes agriculteurs de la relève inventent des applications pour gérer leur ferme, pour les contrôler à distance, pour connaître le climat, pour collecter des données sur les rendements des vaches, par exemple. La productrice d’olives et de volailles Sameh Arfa, qui est trésorière de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche, indique que des bailleurs de fonds investissent de plus en plus pour encourager l’agri-tech tunisienne. « L’État fournit un effort primordial pour ces jeunes de façon à ce que nous ayons un salon international de l’agriculture biannuel, et nous faisons des stands, des activités et des ateliers destinés à l’agri-tech. Parce que les jeunes, maintenant, ne cherchent pas à avoir une agriculture traditionnelle, qui est fatigante. Ils cherchent l’innovation, ils cherchent quelque chose qui répond à leurs besoins, à leurs ambitions et cherchent des technologies qui peuvent faciliter leur vie », dit-elle.
Le Bénin a mis un terme à l’accaparement des terres
Les producteurs du Bénin ont mené une bataille de longue haleine, mais ont finalement réussi, il y a huit ans, à mettre un terme au phénomène d’accaparement des terres sur leur territoire. Une loi interdit aux étrangers d’acheter des terres et complique l’acquisition d’importantes superficies aux producteurs locaux. Rencontré à Québec, le président de la Plateforme nationale des organisations paysannes et de producteurs agricoles du Bénin, Olagoké Arouna Lawani, décrit le principe de cette loi. « On a mis des barrières. Jusqu’à 10 ha, tu peux payer ça au niveau local. Quand ça fait 50 ha, ça se règle au niveau de la préfecture. Quand ça fait 500 ha et plus, ça doit aller au conseil des ministres. Donc, c’est compliqué. Ça fonctionne. De plus, toute personne qui vend sa terre doit d’abord la proposer à l’État. Si ce dernier refuse, le producteur peut la vendre à un particulier. »
Le chef des terres
Alors qu’au Québec, les terres sont vendues au plus fort la poche, il en est tout autrement dans plusieurs régions d’Afrique. « On ne vend pas la terre. La terre est un bien public, car le sol et le sous-sol appartiennent à l’État, mais l’État n’est pas gestionnaire des terres. C’est le chef des terres qui [alloue] les terres », explique Nathanaël Mupungu Buka, qui joue justement ce rôle dans sa région de la République du Congo. Un agriculteur ou une famille qui se voit assigner une ou des terres peut les cultiver pendant des années. Par contre, si ces gens abandonnent l’agriculture ou meurent, la terre est transmise à quelqu’un d’autre par le chef des terres. Les agriculteurs payent chaque année à l’État une taxe par tête d’élevage ou par tonne produite et remettent aussi un « droit coutumier » au chef des terres, comme du poisson, du sel, etc.
« Les gens préfèrent manger ce qui est importé »
L’agricultrice Mediara Sanou Traoré affirme que son peuple priorise les produits étrangers, ce qui représente l’un des problèmes de l’agriculture au Burkina Faso et ailleurs en Afrique. « Les gens préfèrent manger ce qui est importé. Ils achètent du riz de Thaïlande moins cher que celui que nous produisons », dépeint-elle. André Beaudoin, d’UPA Développement international, en arrive au même constat. « La présentation des produits étrangers en Afrique est parfois plus alléchante que les produits locaux, souvent vendus en vrac. La population a l’impression que les produits étrangers sont meilleurs. Plusieurs efforts sont cependant consentis pour développer l’autonomie alimentaire et améliorer l’image des produits locaux. » Le nerf de la guerre de l’agriculture africaine est décidément la mise en marché, fait-il remarquer. « Ce sont des pays colonisés, dont les cultures comme le café, le cacao, les ananas, ont toujours été produites pour la mère patrie [par exemple, la France]. Le problème, aujourd’hui, est de vendre leur propre récolte à leur population à des prix rémunérateurs qui leur permettent ensuite d’investir dans leur agriculture. C’est d’ailleurs sur cet aspect que nous avons travaillé le plus avec eux. »