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Premier dimanche de décembre. Frénétiquement, Éric fait des allers-retours de la cave au salon. Il extirpe délicatement du débarras de grosses boîtes de plastique dans lesquelles sont placées, tels des Tétriminos, de plus petites boîtes. Les gros récipients sont au nombre de cinq.
Une fois chaque boîte déposée au sol, il sort de chacune d’elles son fragile contenu. C’est ainsi que se retrouve, au beau milieu du salon, une collection de 18 petites maisons en porcelaine, maisons qui composeront le traditionnel village de Noël d’Éric. Dans la trentaine avancée, ça fait longtemps que celui-ci ne joue plus aux G.I. Joe. Mais le souvenir des Noëls passés le rend nostalgique. Il créait alors des villages de carton et de Playmobil sous le sapin, naturel bien sûr, toujours bien garni par ses parents.
Après avoir soigneusement installé la neige, la montagne et la route, Éric s’improvise urbaniste en chef et amorce l’installation des différentes demeures et commerces qui composent son village : mercerie, magasin de sport, école, atelier du père Noël, garage, boulangerie… tout y est. Ou presque. Voyez-vous, Éric ajoute de nouveaux éléments à la collection chaque année. Après tout, l’étalement urbain, ça peut aussi toucher les villages de Noël.
Deux heures plus tard vient l’étape la plus délicate. C’est l’heure d’inviter à la fête les habitants du village et de les déposer délicatement dans leur position « naturelle ». Il y a la bataille de boules de neige, le père Noël qui distribue des cadeaux, la déneigeuse, la famille récoltant l’eau d’érable, celle ramassant du bois et l’autre récoltant son arbre de Noël. Avec les années, certains des personnages semblent avoir connu la guerre. Plusieurs sont manchots ou ont perdu au moins une jambe. La Krazy Glue, ça fait le travail… un certain temps.
Voilà, tout est placé. Éric se recule au milieu du salon pour admirer l’œuvre. C’est parfait!
***
Il est 22 h.
Gilbert le facteur vient de livrer trois poches de lettres à l’atelier du père Noël. Dans les rues enneigées, une bande de gamins se lancent des balles de neige alors qu’au loin, on entend le bruit d’un train. Ti-Gilles, le garagiste, est en train de mettre la touche finale sur la réparation d’un Pinto 76.
Attirés par l’odeur de pain frais qui embaume le village à toute heure du jour et de la nuit, quelques badauds s’agglutinent devant la boulangerie. À l’intérieur de celle-ci, Claire s’affaire aux fourneaux.
Claire. Comme elle est belle, cette Claire. Chaque fois qu’Éric l’installe dans la boulangerie, il prend le temps de la dépoussiérer comme il se doit. Elle est parfaite. Sa robe, d’un rouge vif, brille tout autant qu’au moment où il l’a reçue en cadeau il y a quelques années.
Éric est loin de se douter que cet étrange amour est réciproque. Claire aussi est amoureuse d’Éric. Mais des humains et de la porcelaine… quelle idée de fou.
Mais comment faire pour qu’Éric désire quelque chose qui peut sembler aussi loufoque, surtout pour un humain?
Il restait dix jours avant la grande nuit. Dix jours pour lui faire exprimer ce souhait.
Chaque matin avant le boulot et chaque soir avant de dormir, Éric allait toujours jeter un coup d’œil furtif à son village pour s’assurer que tout était à sa place. « Voilà justement la clé », pensa Claire.
Systématiquement, lorsqu’Éric s’approchait du village, il remarquait que tout était à sa place, à l’exception d’un seul personnage : Claire, la boulangère.
Une fois, il la trouva à côté du cheval tirant la carriole pour l’eau d’érable, une autre fois, au beau milieu de la chaussée. Il l’a même retrouvée dans la montagne, accotée sur un sapin. Il la replaçait toujours dans la boulangerie. Mais plus les jours passaient, plus il la remarquait et plus le temps entre le moment où il la prenait et la redéposait devenait long. D’un côté, il trouvait étrange que Claire se déplace de la sorte, mais en même temps, il croyait dur comme fer en la magie de Noël.
Toutes ses tentatives échouées, Claire décida qu’il était temps de passer à une autre étape. C’est ainsi que toute la journée, elle s’attela aux fourneaux. Elle alla même jusqu’à fermer sa boutique pour pouvoir se concentrer sur son objectif : créer l’ultime viennoiserie, celle qui pousserait Éric à penser à elle.
Elle cuisina alors sa spécialité, des scones. Elle les façonna jusqu’à obtenir le triangle parfait, doré à point, croquant à l’extérieur et moelleux à l’intérieur, le tout avec juste la bonne quantité de beurre. Une odeur divine régnait dans le village.
Le 24 décembre, juste avant d’aller au lit, Éric se rendit une fois de plus devant son village. Fidèle à son habitude, Claire se trouvait bien loin de son poste. En la saisissant, il remarqua une toute petite pâtisserie à côté de la figurine. L’observant attentivement, il décida de la porter à sa bouche. Une explosion de bonheur le frappa. Des souvenirs de son enfance surgirent, entremêlés d’images d’un futur proche. Un futur dans lequel Claire se trouvait.
En déposant sa tête sur l’oreiller ce soir-là, Éric rêva de sa boulangère. Dans son rêve, il vivait dans le village de Noël, entouré de tous ses amis. Gilbert, Ti-Gilles, les enfants qui font une bataille de boules de neige. Tous y étaient. Même Claire. Une odeur exquise émanait de la boulangerie. Quand il mit la main sur la poignée, il se sentit envahi d’un tourbillon d’émotion qui l’extirpa de son sommeil.
Les premières lueurs du soleil pénétraient par les rideaux. Éveillé et couché dans son lit, Éric inspira profondément pour se remémorer l’odeur de la boulangerie. Il la sentait. Elle était encore présente dans ses narines, comme un effluve de bonheur. Mais l’odeur était bien réelle. Il descendit les escaliers rapidement. Puis il figea net.
Claire était là. Debout, au beau milieu de la cuisine, en chair et en os, lui tendant un scone encore fumant.
Texte / Vincent Cauchy
Illustrations / Judith Boivin-Robert